Chapitre 11
:
Au risque de m’y plaire

De ce chapitre, je pourrais en tirer cent, tout droit sortis d’un roman d’aventure ludique et joyeux

De ce chapitre, je pourrais en tirer cent, tout droit sortis d’un roman d’aventure ludique et joyeux.

Vingt-sept mois s’écoulent qui nous voient enchaîner les missions toujours plus difficiles, toujours plus audacieuses, toujours plus héroïques, vingt-sept mois qui nous voient tout réussir. Attaques des convois de transfert des prisonniers politiques d’abord, puis directement des centres de détention, sabotages des usines d’armement et de production énergétique, destructions des quartiers généraux de commandement et de transmission, des hangars de stockage de véhicules blindés, d’avions, d’aéroports militaires, de casernes, de bastions de défense antiaérienne.

Tout ça tous les trois, simplement tous les trois. Chaque mission était comme un nouveau défi, il nous fallait aller toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus fort, et toujours nous réussissions, gagnant en valeur, en confiance, en audace. C’est incroyable, c’est romanesque, en vingt-sept mois, à trois, par un mélange de détermination, d’ambition, de sérieux, mais aussi de plaisir et de joie, d’une immense complicité, d’une certaine inconscience, d’une absence totale de prudence, d’une soif inextinguible d’action, de vie, nous avons probablement à nous seuls réalisé plus de la moitié des opérations d’importance de la Résistance dans un rayon de deux cents kilomètres. Et tout ça, sans un seul assassinat, simplement quelques morts dans le cours de l’action, sans une blessure conséquente (à peine faisions-nous le concours de nos cicatrices de miraculés), et surtout, sans être jamais arrêtés.

De ces vingt-sept mois, je retiendrai surtout une amitié extraordinaire, une communion qui n’a cessé de croître de jour en jour, de mission en mission, de risque en risque, de victoire en victoire. Oui, moi, l’handicapé social incapable de passer une soirée, sinon une heure, avec quiconque, je peux, je veux dire que nous sommes devenus amis sans jamais avoir été auparavant copains, que nous vivions chacun nos vies, et que nous ne nous retrouvions pas à dîner les samedis soir de fête pour gloser sagement du dernier Vaquette ou du prochain David Lynch, mais simplement quelques nuits par mois pour une évasion hors la vie qui était pourtant toute notre existence, et pour laquelle nous étions prêts à tout donner, mort et souffrance aussi, du moins les nôtres. Malgré la peur à chaque instant, malgré (grâce à, bien sûr) l’énergie extrême, la volonté tendue, la souffrance physique quelquefois, nous avons vécu plus de deux ans d’un bonheur parfait – ah ! l’amitié virile entre hommes ! la confrérie des armes ! Vaquette, t’aurais dû faire la Légion !

Attention, je ne dis pas que chaque instant était plaisir, satisfaction des sens, chaque jour un jour de joie où l’on veut embrasser la terre entière (encore que la joie, je le répète, fut fréquente), non, je parle de bonheur, cet accord avec soi-même comme on peut lire probablement dans les revues new age, plus profondément, cette satisfaction de tendre vers un but, la certitude intérieure de marcher sur le bon chemin – dans la forêt, toujours.

Digression

Vaquette, in J’veux être Grand et Beau : « Le bonheur, c’est de tendre vers un but, et plus ce but est difficile d’accès, plus le bonheur est grand. »

Fin de la digression

Moi, je vieillissais, constat qui prouve à coup sûr que l’on est encore jeune. En logique, doit-il d’ailleurs exister un terme pour définir une proposition qui porte en elle sa propre contradiction – c’est le bon. Disons que j’avais changé, beaucoup. De cet être si jeune qui tâtonnait bien seul au cœur de la forêt, de ce pacifiste sincère, non-violent, aux pitreries potaches, qui s’interrogeait sans cesse sur tout et parfois sans objet, de celui qui se voulait tant, qui se spéculait tout, et qui n’était qu’une espérance, que restait-il ? Apparemment rien. Le membre d’élite d’un commando armé écrasant tout sur son passage, déterminé, froid, s’imposant naturellement comme un chef militaire, un assassin, sans conscience, sans interrogation au cœur de l’action, un être que j’aurais vomi quelques années plus tôt – pensez-vous.

Et pourtant, c’était la même révolte, la même ambition, le même désir de lutte, la même excellence, le même refus, la même colère bravache et outrecuidante – oui ! j’étais le même.

Bien sûr, je doutais encore.

Digression

Peut-être – attention, vous allez crier – n’ai-je jamais écrit rien d’autre que le doute.

Fin de la digression

Pourtant ce doute, souvent il se taisait, lorsque, habité par un désir pas très clair, je me risquais « à m’y plaire, au moment de m’y croire ». J’étais fier de moi, alors, de celui que j’étais devenu, que j’avais espéré, et qui finalement, était bien le héros de mon enfance, soulagé aussi, mais le terme est faible, de ne pas vivre cette existence commune que chacun nous prédit – combien étions-nous, à dix-sept ans, qui criions « no pasaran », qui étions si sûrs que jamais nous n’aurions la vie de nos parents, la vie des autres, et qui, les reniements passant, affichent une unique espérance, malheureusement souvent prophétique : tu verras, tu y viendras, toi aussi (à la femme, aux gosses, au boulot, au crédit) ? – oui, fier, heureux, vivant, à ma place dans ce rêve où la seconde à venir n’était jamais écrite, où le prix à payer ne vaudrait jamais ce que m’offrait un jour.

Ajout

À vingt ans, on a dix belles années devant soi pour bâtir les fondations de sa vie. Beaucoup ne font rien,quelques-uns construisent une cabane en chanvre, la plupart une maison Merlin, avec, au mieux, une véranda personnalisée, pour profiter du soleil, le week-end.