Chapitre 22
:
Pitié pour les femmes

Je ne pense qu’à deux choses : éviter les barrages, et trouver un endroit pour soigner Artémise

Je ne pense qu’à deux choses : éviter les barrages, et trouver un endroit pour soigner Artémise.

Privilégiant les petites routes, je roule, tout droit, vite, au hasard. Et pourtant, dans la nuit, peu à peu, s’installe en moi comme une réminiscence visuelle, vague, mais qui me dit que je sais où je vais. Brusquement, un flash. Je braque, et prends un chemin de terre sur deux cents mètres. Devant moi, une ferme isolée qui semble abandonnée. Je m’arrête dans la cour, éteins les phares, coupe le moteur :

— Tout le monde descend.

Je frappe à la porte. Rien ne se passe. Je frappe à nouveau, plus fort. Toujours rien.

— Monsieur l’IncroyablE ? C’est l’ami-camarade assassin qui vous conduisit en ces lieux il y a de ça maintenant deux ans, vous souvenez-vous ?

C’est n’importe quoi, soyons honnête. D’abord, je ne suis pas bien certain qu’il s’agisse de cette ferme précisément, et puis, même si cela est, les chances qu’il soit en vie, en liberté, toujours ici surtout, sont pour le moins peu conséquentes – la litote, toujours. Et pourtant, une intuition me dit qu’il est là, et puis, surtout, je n’ai pas vraiment le choix, je ne vois pas d’autre issue.

La porte s’ouvre.

— Oui, Jasper l’IncroyablE se remémore avec nostalgie son aventure picaresque en votre compagnie au pays merveilleux de l’assassinat terroriste et de la répression policière. Non, il n’égara pas au fond de sa mémoire pourtant peuplée de mille chimères, les derniers mots qu’il vous a dits, et qu’il eût espéré prophétiques. Espoir déçu, manifestement, puisque vous voilà avec vos acolytes le dérangeant en ses pénates aux heures indues où tous les gens honnêtes, eux, goûtent un repos bien mérité, et rassérènent leur âme par le sommeil du juste.

— On a une blessée, on peut entrer ?

— Pensez-vous, ami-camarade assassin, que Jasper l’IncroyablE fait partie de ces gens qui au hasard d’un soir, dans les brumes de l’alcool, profèrent d’indécentes pitreries qu’ils renieront bien vite au petit jour naissant après deux Doliprane et un Alka Seltzer ? Non monsieur. Votre inconstance à tous, en toutes choses, m’est tout à fait étrangère. Je vous signifiai, jadis, que la moindre complicité avec votre commerce mortifère me plongerait aussitôt dans la plus absolue dégoûtation, quand la dignité reste ici mon seul bien. Rien n’a changé. Adieu.

Ajout

Votre inconstance à tous, en toutes choses, m’est tout à fait étrangère – tu peux noter cela aussi ami lecteur, cette phrase est définitivement remarquable.

Fin de l’ajout

Il referme la porte, je la bloque du pied.

— On a une blessée. Il faut qu’on entre.

— Elle est blessée ?

— Oui.

— Qu’elle crève.

Il claque la porte.

Ajout

Bon d’accord, j’avoue. Celle-là, je l’ai volée au Professeur Choron, à propos des malades du sida.

Fin de l’ajout

Stéphane la rouvre, d’un coup de pied, saisit un des deux pistolets glissés dans ma ceinture, et pointe le canon sous le nez du petit homme.

— Écoute, vieux con. Ta baraque. On la réquisitionne. Au nom de la Résistance. Bordel. Tu dis encore un mot, je te bute.

— Mais t’es qui toi ? Pourquoi tu lui parles ? T’as pas d’amis ?

— C’est ça ! Prends sa défense Vaquette ! Je te rappelle qu’on a deux blessés.

— Mon pauvre chou, t’es blessé ? Tu t’es pris un petit gnon quand la voiture a percuté l’arbre. Dans deux jours, ça ne se verra même plus. Si Bixente s’était occupé de toi, je dis pas, mais là ? On a une blessée, et c’est à cause de toi, alors tu baisses ce flingue, et tu fermes ta gueule.

— Je baisse ce flingue si je veux. On reste là. De toute façon.

— Écoute, monsieur Victor. Je ne veux même pas savoir pourquoi tu es entré en Résistance. Ce que je sais, c’est que tu n’y as pas ta place, ou bien alors c’est moi. Pourquoi n’as-tu pas rejoint la milice ? Tout serait tellement plus simple. Les gens bien d’un côté, les autres de l’autre. On m’avait dit que c’était comme ça le monde, j’y ai cru – ris. Ce n’est pas comme ça. Ce n’est jamais comme ça. C’est dégueulasse. Ce que je sais aussi, c’est qu’il y a du courage, beaucoup, un courage admirable même, dans l’attitude de monsieur, un courage qui t’est tout à fait étranger d’ailleurs, et qui te rend, parmi tant d’autres choses, méprisable. Oui, je lui reconnais le droit légitime de s’exclure de nos luttes. Comprends-moi bien, je suis heureux de mon choix, mais mon bonheur serait entier si je pouvais jouer à la guerre avec des gens absolument consentants, lucidement consentants – c’est une chimère, je sais. Par son attitude vois-tu, il nous laisse l’entière liberté de vivre à notre guise, par la nôtre, par la tienne plutôt, par celle de tous les fascismes, de tous les militarismes, de toutes les luttes violentes, nous ne lui laissons que cette alternative : nous rejoindre, ou mourir. Et sa vie n’est pas là. S’il peut être heureux sans tuer des gens, tant mieux pour lui, je l’envie même pour cela, pour son intégrité aussi. Nous allons donc sortir, puisque telle est sa décision, non sans en avoir préalablement, une dernière fois, appelé à sa pitié pour notre blessée.

Stéphane braque son pistolet sur moi.

— Ça m’étonne pas. J’en étais sûr. T’es un enculé de facho. Tu dégages. Si tu veux. Moi, je veux pas être arrêté. Encore. Y a des patrouilles. Partout. Je suis sûr. Je tiens à ma peau. Je reste planqué là. Jusqu’à ce que

Il n’a pas le temps de terminer sa phrase, une grosse machine à écrire en métal s’abat sur son crâne. Il lâche son arme, puis s’écroule.

— Je vous croyais non violent ?

— Il est vrai, ami-camarade perspicace, mais comme vous l’avez fort bien dit par vous-même, l’engeance militaire dicte nos choix par sa seule existence. Et puis, savez-vous ? j’ai cru de mon devoir de faire goûter le poids de la culture à un être manifestement si fruste.

— On peut rester ?

— Oui. Pitié pour les femmes.