Chapitre 23
:
Il est un crime impardonnable

(Spéciale) dédicace

(Spéciale) dédicace

L’IndispensablE, atrocement didactique, dédicace ce chapitre – seulement ce chapitre ? – à ses camarades alternatifs rebelles qui changeront tant le monde en étant branleurs, fumeurs de teuteu à vingt ans, rmistes dès vingt-cinq, et employés smicards chez Bouygues ou à la Poste après leur premier gosse, méprisant tout de même leurs collègues, leurs patrons, parce que nous, on n’est pas comme eux, on est mieux, on est moins cons – la preuve.

Fin de la (spéciale) dédicace

La chance sourit aux audacieux, vieille antienne populaire.

Digression

Il est quatre erreurs logiques parmi les plus courantes :

i) La statistique sur un cas (ou un nombre insuffisant de cas). Exemple : j’ai trois voisins. Deux sont arabes, un, portugais, donc, soixante-quinze pour cent des Français sont des immigrés. Faux, bien sûr. La conclusion non erronée est : je vis dans une hlm en Seine-Saint-Denis. Rappelons ( ?) que l’erreur statistique est de l’ordre de racine carrée de n, sur n, n étant le nombre de cas. Une statistique sur quatre cas n’a conséquemment aucun sens, l’erreur étant de racine de quatre sur quatre, soit deux sur quatre cinquante pour cent – autant tirer à pile ou face. Sur cent cas, on a encore dix pour cent d’incertitude (sur le score de Bruno Mégret, par exemple, c’est énorme).

ii) La confusion englobant/englobé. Exemple : un Algérien est un Maghrébin, mais tous les Maghrébins ne sont pas algériens. Sans compter qu’un Arabe n’est pas forcément maghrébin, et qu’un Maghrébin n’est pas forcément arabe. Là où ça se complique, c’est lorsqu’un même terme fait référence à plusieurs appartenances (communautaires et religieuses, par exemple). Un Musulman bosniaque n’est pas forcément musulman, de même qu’un Serbe n’est pas toujours orthodoxe. Un Juif peut être athée, et certains intégristes ne reconnaissent pas le statut de Juif aux Goyim qui se sont convertis à leur religion. Enfin, si tous les Juifs ne sont pas israéliens, rappelons que tous les Israéliens ne sont pas juifs (mais qu’ils ont intérêt à courir vite).

iii) La confusion sur la causalité. Si Rachid vole la mobylette de Stéphane (pas m’sieur Victor, un autre, au hasard), c’est parce que Stéphane a une mobylette (condition nécessaire). Mais ce n’est pas parce que Stéphane a une mobylette  que Rachid va nécessairement lui voler (il peut simplement lui taxer ses Pokémons) : la condition n’est donc pas suffisante (bien sûr, si c’est Stéphane qui vole la mobylette de Rachid, ce n’est pas du vol, c’est du commerce international). Poursuivons. Rachid a été en prison parce qu’il a volé des mobylettes (proposition vraie). Rachid a volé des mobylettes parce qu’il a été en prison (proposition vraie). Mais, les relations ne sont pas strictement causales (j’entends qu’elles ne sont ni nécessaires, ni suffisantes) : Rachid peut très bien voler des mobylettes et ne jamais aller en prison (enfin, s’il s’appelle Stéphane, ce sera quand même plus facile), Rachid peut aller en prison même s’il n’a jamais volé de mobylette (ni rien fait du tout d’ailleurs), de même qu’il peut très bien aller en prison, et ne jamais voler de mobylette en sortant (et passer directement au braquage de fourgons).

iv) Un exemple n’a pas valeur de preuve, un contre-exemple, si. Exemple : je connais un Arabe qui est voleur (Rachid ! on t’a reconnu !), donc tous les Arabes sont voleurs. La proposition est fausse. En revanche : je connais un Arabe qui n’est pas voleur (c’est une hypothèse d’école), donc tous les Arabes ne sont pas voleurs. Cette proposition est vraie. Évidemment, je connais un Arabe qui n’est pas voleur, donc aucun Arabe n’est voleur, est une proposition fausse, et en plus, franchement, c’est abuser.

Fin de la digression

Il serait erroné – voir i) – de dire que la sagesse populaire a toujours raison sur le seul cas d’Artémise, mais bon, elle a été chanceuse et ne gardera qu’une cicatrice supplémentaire de cette balle qui lui a traversé l’épaule de part en part sans jamais toucher l’os. Un mois de repos le bras en écharpe, il n’y paraîtra plus. Ses jours, bien sûr, ne sont pas en danger.

Pendant que Jasper l’IncroyablE panse sa plaie, je fais le point :

— La suite maintenant. Bixente ? Tu prends monsieur Victor sur tes épaules, et tu le balances, vivant, j’insiste, un peu plus loin dans la campagne. Il se débrouillera bien tout seul pour rentrer où il veut, sinon, ce n’est plus notre problème.

— De quoi ? On le bute pas ?

— Non. La réponse est non. Nous, on ne tue personne, pas de sang-froid en tout cas.

— Et s’il nous dénonce aux Allemands ?

— Je le crois trop lâche, même pour cela. Et puis, « l’héroïsme, c’est de préférer une belle défaite à une victoire sans grâce. » (Vaquette, in J’veux être Grand et Beau, chapitre iii : Le Courage.)

— J’te comprends pas là. On en a déjà buté d’autres. Plein. Et sans doute des moins pourris que celui-là.

— Non, jamais hors de l’action. Et puis, justement. Disons que c’est la nuit où, enfin, je me rédime car Dieu, ou à défaut Gogol Ier, m’apparaît, et sauver une vie, c’est sauver l’humanité tout entière. Plus sérieusement, disons que je n’ai pas envie à mon tour d’être un pourri, comme tu dis. Le propre des faibles, c’est de t’obliger à choisir entre être un salaud, ou bien un résigné, et abdiquer ta liberté. C’est atrocement banal, simplement universel, quotidien, une histoire éternelle qui sent le sur, les odeurs de cuisine et d’ordures ménagères. Disons que je contourne l’obstacle par la classe, habilement, probablement trop même, en décidant d’aller moi-même contre mon propre intérêt. Et puis, plus cyniquement, plus techniquement, un roman a besoin d’un ressort dramatique. Vivant, il nous en fournit tant : sa bassesse, sa lâcheté, son envie, son arrivisme enfin, que sais-je ? Mais je te rassure, je gagne toujours à la fin. Fais ce que je t’ai dit, je t’attends, et on y va.

— On va où ?

— Comment ça où ? On laisse Artémise avec le monsieur, et nous, on retourne au centre de recherche pour finir ce qu’on a commencé.

— Tu plaisantes ?

— Jamais avec ma gloire. Allez ! va, cours, vole, et ne te venge pas. Je t’attends.

— Tu crois quand même pas que je vais te suivre ?

— Si. Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce qu’à quatre en attaquant par surprise, c’était déjà coton, mais là, à deux en les ayant réveillés, c’est niqué d’avance.

— Oh ! On croirait entendre ton ami, monsieur Victor.

— C’est ça. Tu peux dire ce que tu veux, j’m’en fous. J’vais pas aller me faire buter pour faire le ménage des Anglais et de ton général qui, au passage, nous a mis dans les pattes ton ami Victor. Qu’ils se démerdent tous seuls, j’suis pas leur bonne espagnole, ni yougoslave d’ailleurs.

— Tu te dégonfles ?

— Ouais, c’est ça, je m’dégonfle. Vas-y tout seul si t’es si mariol.

— D’accord. J’y vais tout seul. Sans regret ?

— T’es ridicule. Mais j’vais pas m’faire buter pour toi.

— Vois-tu, il est crime impardonnable, c’est le manque d’ambition. Là encore, comme les faibles, comme la plupart, vous en voulez tous manifestement à mon libre arbitre. Ainsi n’ai-je le choix qu’entre être médiocre avec toi, ou bien digne, digne de moi j, de ma prétention si tu préfères, mais seul. Oui, c’est un crime impardonnable. Si nous nous séparons aujourd’hui, c’est que j’aurai voulu monter plus haut, plus haut encore, toujours. Pourras-tu m’en vouloir ? Ne m’estimes-tu pas justement parce que je suis celui-là ? Vous ne faites rien, jamais, et c’est nous encore qui prenons la responsabilité de vous perdre de vue lorsque nous montons vers les cimes, et pourtant, c’est vous les seuls coupables d’être restés si bas. Le monde meurt j’allais dire, pour faire littéraire, mais non, il vit, bon an mal an, disons moins emphatiquement, que le monde est ce qu’il est, peu, trop peu pour moi, parce qu’au restaurant, à choisir entre deux plats, vous commandez toujours celui que vous connaissez. C’est un détail, je sais, et pourtant, tu vois, tout est là.

— T’es injuste Vaquette. Si on se sépare un jour, ce sera plutôt pour ça, parce que tu me parles comme si j’étais les autres.

— Oui, je suis injuste, probablement. Probablement aussi te dis-je cela à toi car tu es là, et que tu peux l’entendre. Regarde, il n’y a personne, ils sont chez eux, tous, attendant de pouvoir sortir enfin, sans risque. Regarde, monsieur Victor, lui ne peut pas m’entendre, et serait-il réveillé que cela ne changerait rien. Je leur parle, mais je parle déjà pour vous, je répète, je parle pour moi, et je ne m’intéresse pas beaucoup, sachant d’avance ce que je vais dire. Oui, je suis injuste. J’ai contracté cette habitude il y a longtemps déjà, de penser que j’avais plus à dire, tout dire, aux rares pour qui je concevais un peu d’estime. Rares parmi les rares sont ceux qui l’ont compris, aucun semble-t-il ne l’apprécie vraiment. Prends soin d’Artémise. Si dans deux heures je ne suis pas rentré, prenez l’avion pour Londres avant le petit matin.

Je sors.