Chapitre 24
:
Vaquette baise pas les vieilles

— Tristan ?

C’est Artémise. Je suis déjà installé au volant.

— Écoute. Bixente a raison. Tu cours à une mort certaine.

— Et alors ? Avec beaucoup de chance, vous perdrez la guerre, et j’échapperai à la honte ostentatoire des monuments aux morts.

— Tristan. Dans quinze jours, je serai rétablie. Nous demanderons quelques hommes supplémentaires à Londres, et nous réessayerons, et nous réussirons, tous les trois.

— Dans quinze jours, ce sera la pleine lune, leur système de sécurité aura été modifié, et leur missile sera peut-être déjà au point. Et puis, tu sais ? je gagne toujours à la fin.

— Je sais. Ton orgueil est joli. Il manquerait beaucoup si tu venais à disparaître. Il me manquerait beaucoup, à moi. Je ne sais pas si j’aurais dit ça il y a deux ans, mais toutes les causes du monde ne peuvent valoir ta vie.

— Et pourtant, je vais mourir – peut-être – par orgueil, un orgueil que tu dis joli. Si ces simples mots ne valent pas ma mort, alors, rien ne vaut la peine de rien, et il faut en finir – tu vois, je gagne toujours à la fin.

— Je t’accompagne.

— Ne dis pas de bêtise, tu tiens à peine debout. Je ne pars pas pour une randonnée touristique, tu le sais trop bien. Je n’ai pas non plus vocation à transformer tout cela en suicide collectif. Tu sais, je pense sérieusement que je vais réussir cette mission, et m’en sortir aussi. Tu veux faire quelque chose pour moi ? la dernière, peut-être ?

— Tout Tristan.

— Dis-moi ton secret. Pourquoi fais-tu ça ? je veux dire, depuis trois ans, avec nous ?

— Je ne comprends pas, Tristan ?

— Pourquoi es-tu entrée en Résistance ?

— Tu le sais. Pour une certaine idée de la France, pour la liberté, essentiellement par devoir.

— Non. Je veux dire, en vrai. Que caches-tu derrière ce Legrand née de Briancourt ? Pourquoi ne sommes-nous jamais venus chez toi ? Quel est le secret de la tristesse dans tes yeux, de la joie soudaine, toutes deux si limpides, si peu dissimulées ?

— Tu veux l’histoire de ma vie, c’est cela ?

— Je veux plus. Je veux comprendre, et emporter ta blessure dans ma tombe – dans très longtemps, j’espère.

— Je crains Tristan que tu ne sois déçu, tout cela est banal, désespérément. Je suis née il y a quarante-quatre ans de Briancourt, la noblesse riche, cultivée. Mon enfance est sans blessure, tu vois. À dix-huit ans, au bal du village, j’ai rencontré un homme et j’ai commis l’irréparable, et je ne sais toujours pas pourquoi : il n’avait rien, il était là, c’est tout. Je me suis retrouvée enceinte, et mariée, naturellement, parce que c’était comme ça. C’est tout. Je t’avais prévenu, c’est d’une banalité affligeante. Depuis, je paye chaque jour mon erreur, et, si sa cirrhose ne m’en débarrasse pas (tu vois, il me ferait devenir méchante), je crains de la payer longtemps encore.

— Tu m’excuseras ma question anecdotique, j’espère, mais entre tes blessures et tes absences répétées, il n’a jamais rien remarqué depuis trois ans ?

Elle a souri.

— Non. D’abord, il est saoul la plupart du temps. Probablement d’ailleurs je le rends aussi très malheureux. Ensuite, il me croit souvent chez ma mère qui se révèle une parfaite alliée, ravie de lui mentir car elle le hait pour des raisons évidemment sociales, persuadée que je dissimule ainsi un amant – ce qui est faux bien sûr, ce qui n’a jamais été vrai. Quant à mes blessures, il n’a pas vu mon corps depuis mes dix-huit ans.

— Tu veux dire que tu n’as pas commis l’acte de chair depuis vingt-six ans ?

— Oui, je dis cela.

— Et tu n’as jamais songé au divorce ?

— Non. Je me suis mariée devant Dieu, pour le meilleur et pour le pire, le pire bien sûr, dans l’éternité du saint sacrement. Je dois porter jusqu’au bout ma faute, assumer mes engagements. Tu vois, nous sommes les mêmes. Nous partageons la même intransigeance quant à nos principes, le même courage, la même constance, la même fidélité, la même détermination à les appliquer par-delà tout.

— Non Artémise. Nous ne sommes pas les mêmes. Je crois, c’est très important, qu’il y a deux types de personnes : celles en rupture, et celles en continuité. Ceux-là, ceux qui se prennent pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils devaient être, que ce soit notaire de province en Weston, ou branleur de banlieue en Nike, ceux-là ne m’intéressent pas, ne m’ont jamais intéressé. Je ne vois pas de bonnes idées, ni de mauvaises, de bon camp, de bonne cause, de bon chemin de vie, de bonne philosophie, je ne vois qu’un pour, un contre, et un choix qui dit tout de ta nature profonde. Tous, ou presque, vivent la vie qu’on leur écrit d’avance (je sais, c’est banal de le dire), j’ai la faiblesse d’aimer les autres, les rares, les trop rares, qui brisent, qui cassent leur jouet, et, si cela ne donne naissance qu’à un tas de débris, un feu violent, destructeur et bref, tant pis, même si un tel gâchis me désespère au-delà de tout. Je ne suis zélateur d’une telle rigueur dans mes principes, que parce que j’ai toujours été confronté au laxisme, au dilettante, à la médiocrité, et au mensonge aussi, à la lâcheté bien sûr. Je pense même, Artémise, sans prendre beaucoup le risque de l’erreur, que né de Briancourt, je serais devenu décadent, peut-être pas même débauché, pourquoi pas militant communiste et bouffeur de curé. Oui, malgré cela, à mon tour de te dire que ta fidélité est jolie, que nous la partageons, absolument. Mais pour être tenable, vivable, il faut intervenir à ses deux extrémités. J’entends qu’il faut, bien sûr, une constance inaltérable dont le monde est trop souvent avare, mais aussi, un immense discernement pour ne pas commettre d’erreur en amont qu’il serait fou de s’entêter à assumer. La fidélité impose l’exigence, ne supporte pas l’inconséquence. Tu as fait une erreur, c’est très mal, et tu n’aurais pas dû. Cela dit, tu as payé bien cher – vingt-six ans ! – pour une faute si bénigne. Écoute, écoute-moi Artémise, car tu entends peut-être mes dernières paroles : vis. Vis, fais-moi cette promesse, tu mérites tellement mieux, tu mérites tant.

J’ai démarré, et, dans son adieu, dans ses larmes, j’eusse pu voir le début d’un amour, mais bon, y a pas marqué Harlequin sur la couverture, et puis, Vaquette baise pas les vieilles.