Chapitre 26
:
Même pas mal

— Ils ont réparé l’électricité les cons ! Dans ces conditions, franchement, tout seul, vous aviez raison, ce n’était pas possible.

— Tu vois, on te l’avait bien dit Vaquette. C’est les planqués de Londres qui nous ont foutus dans la merde. Toi, t’as fait ton maximum. C’est pas de ta faute. T’as pas à t’en vouloir. T’as été super. Quand même.

Ami lecteur, tu imagines cette scène ? Tu imagines mon retour dans l’échec ? Hein ? Dis ! Tu imagines ça ? Parce que, moi, franchement, non. J’écrase l’accélérateur.

Digression

Ami lecteur, ressors à présent ton joli dessin que tu as jeté un peu vite, c’est le moment ou jamais, nettoie les traces de crayons de couleur et de pâte à modeler si tu as des enfants, les tâches de saucisson et de bière si tu n’as pu t’abstraire de l’action pour te faire un vrai repas, et n’hésite pas à le compléter au besoin (avant de le faire parvenir à l’IndispensablE, comme convenu – n’est-il pas ?).

Fin de la digression

Sur moi, un couteau, deux pistolets automatiques, un pistolet-mitrailleur, des chargeurs, une dizaine de grenades, du plastic, des détonateurs, la bombe. Je descends la route qui mène au camp. À fond. Au début, rien ne se passe. Arrivé à cent mètres, les regards se tournent vers moi, je perçois quelques gestes. À cinquante mètres, l’agitation commence, des cris – Halt ! Stop ! À vingt mètres, tout le monde s’écarte, courant d’abord, puis sautant dans le fossé. La barrière explose. Je continue, tout droit, vers le côté est du bunker, roulant toujours à fond. Les cris continuent, les tirs débutent, une sirène hurle.

J’écrase la pédale de frein, le véhicule part en tête-à-queue. J’entends les premières balles frapper la carrosserie, j’ouvre la portière, un pneu explose, je saute au sol, une balle me frôle, je cours, prends mon élan, franchis d’un bond le fossé pour atterrir au sommet du bunker à l’instant même où une explosion détruit mon véhicule. J’ai chaud. Quelques débris projetés me blessent le dos – même pas mal. La carrosserie est en feu, et la fumée qui s’en dégage met un barrage protecteur entre la mitrailleuse lourde et moi. Je me jette au sol, les bras et la tête dans le vide, à l’aplomb du fossé, au-dessus de l’aération. Je place un pain de plastic sur la grille, le détonateur détone, la détruit, laissant à sa place une ouverture béante. À vingt mètres, une dizaine d’hommes contournent mon véhicule toujours en flammes, arment leurs pistolets-mitrailleurs, font feu vers moi. Je plonge dans le vide, les deux mains agrippées au sol criblé de balles, mes deux jambes basculent dans le conduit d’aération. Je lâche prise, et me retrouve allongé sur le dos, pieds en avant, sur le sol du tuyau. Quelques balles ricochent à proximité de ma tête, je rampe, en arrière, jusqu’à être hors de portée de ces tirs.

Je me relève, je tiens debout sans peine. Deux bruits, deux univers sonores plutôt. Derrière, la sirène, toujours, des cris, des détonations et quelques impacts de balles sur le métal du conduit, à son extrémité extérieure. Devant, le son sourd, régulièrement cadencé, du passage des pales du ventilateur. Elles sont trois, mesurent plus d’un mètre, pèsent probablement près de cent kilos, et tournent inexorablement, lentement certes, mais bien assez vite pour broyer un homme. Objectif : stopper leur rotation pour pouvoir les franchir. Moyen : un pain de plastic, et une prière pour qu’il ne me déchiquette pas avec. Action. Non. Pas action, tant pis. Avant même que je ne saisisse l’explosif, derrière moi, un troisième bruit s’ajoute aux deux premiers, celui d’un objet en métal qui tombe sur le sol du conduit, puis roule vers moi. Je ne me retourne pas, je sais ce que c’est. Je cours, droit devant, et plonge dans les pales du ventilateur.

Digression

Le papillon est, contrairement au crawl par exemple, une nage synchronisée. Pour un cycle de bras, le corps fait exactement deux ondulations. L’ondulation est le mouvement propulsif le plus hydrodynamique, témoins tous les poissons et autres cétacés. Il consiste, comme une vague, à s’enrouler autour d’un axe perpendiculaire à la marche, et qui avance avec le nageur. Pourtant, à la différence de la vague qui, comme toute onde, ne déplace pas longitudinalement de matière (pour s’en convaincre, il suffit d’observer un objet flottant dans un port : il monte, il descend, et reste finalement à la même place), mais uniquement de l’énergie, l’ondulation, par un transfert du poids du corps vers l’avant en appui sur les jambes, permet, elle, le déplacement.

Fin de la digression

Mes bras, puis ma tête, mes épaules passent au-dessus d’une pale, s’enroulent autour pour permettre à mon bassin de la franchir, puis mes jambes, mes pieds fouettent l’air pour redescendre avant que la pale suivante ne les sectionne : une ondulation, donc. Je suis à terre, le pied gauche à peine endolori par un choc, léger. De l’autre côté, la grenade explose. Quelques éclats franchissent les pales à leur tour : même pas mal – encore.

Le bruit du ventilateur est désormais derrière moi, il couvre presque totalement l’agitation extérieure. Je me relève, j’avance. Devant moi, une nouvelle grille. Au travers, je vois une grande salle, une dizaine de militaires, autant de civils, et, au centre, un missile de dix mètres de long. Je pose un nouveau pain de plastic, un détonateur, recule, attends à plat ventre, la tête dans les épaules, entends une explosion – décidément, le plastic, c’est fantastique –, me relève, cours vers l’avant.

De la salle, les hommes présents voient d’abord la grille d’aération s’envoler au travers de la pièce, de la fumée aussi, probablement beaucoup, et, derrière ce rideau, trois boules en métal partir à gauche, au centre, à droite, avant d’exploser, puis, enfin, des éclairs, nombreux. Quant à la bande son, cela doit donner approximativement : boum, zim, blang, cling, cling, cling, boum, boum, boum, rakatakata, en plus long, et aussi argh, plusieurs fois, et le bruit sourd de corps qui tombent. Un titre, pour Détective : Boucherie paroxystique au labo, puis, en plus petit : Aucun survivant. J’ai même la manchette : Pris d’une folie meurtrière, il tue ses pairs dans un sanglant carnage – car oui ! les physiciens, ce sont les mêmes, à Paris ou à Göttingen.

Je saute au sol, trois mètres, même pas mal – toujours. Je me dirige vers le missile, vérifie que la charge de l’ogive est présente – oui – le plein de kérosène est fait aussi : j’arrive juste à temps, semble-t-il, avant un essai manifestement proche, et qui aura bien lieu, malgré tout, probablement comme ils n’espéraient pas. Je règle la minuterie du détonateur, fixe la bombe, magnétiquement – rien ne peut plus arrêter l’explosion.

Je me contemple un instant, je suis un héros immortel, impérissable, j’entends, un héros pour l’éternité. Il me reste à présent dix minutes pour ne pas être un héros mort – même pas mort.