Chapitre 30
:
Je suis français

Mon réveil est merveilleux

Mon réveil est merveilleux. La caresse de l’eau sur ma tête me rappelle l’entraînement.

Digression

À la section des maîtres (troisième âge, ou presque) de Maisons-Alfort (championne du monde tout de même, eh oui !) – je peux faire une digression dans la digression ? Oui. Digression dans la digression. J’ai eu pour entraîneur, dans un autre club d’ailleurs, Frédéric Dutilleux, multiple champion de France et finaliste du cinquante et du cent mètres nage libre. Un jour, il m’a confié la phrase qu’il détestait le plus au monde : je n’ai rien à perdre. Moi, ajouta-t-il, lors d’une compétition dite mineure, justement, j’ai tout à perdre, puisque je dois gagner – vaquettien, non ? Fin de la digression dans la digression. À la section des maîtres de Maisons-Alfort, donc, la veille des compétitions, afin de conserver le muscle reposé pour le lendemain, nous faisions de la sophrologie. Mentalement, nous visualisions le plongeon, l’entrée dans l’eau, sa caresse (c’est là que je voulais en venir) sur les mains, les bras, la tête, le corps, les jambes, jusqu’aux pieds (oui, ça durait une heure quand même).

Fin de la digression

Les bras tendus devant moi, la tête dans le prolongement du corps pour minimiser les frottements, j’ondule vers la surface. L’air me manque, j’accélère l’ondulation. J’étouffe, je relève la tête – je sais, il ne faut pas – la surface est bien là, pourtant inaccessible. Je reprends conscience, brutalement, j’ai peur, un bref instant, puis deux soulagements m’envahissent malgré moi : c’est la fin, d’abord, la fin d’une attente dévorante, d’une peur constante depuis bientôt quatre ans, et puis, aussi, je vais enfin savoir, savoir si je tiens.

Digression

Au cœur de la forêt profonde, j’avais semble-t-il découvert un endroit où les arbres étaient plus noirs, le vent plus violent, le froid plus glacial, les marais plus profonds. À l’entrée, trônait une pancarte un peu branlante surmontée d’un corbeau, d’un vautour, de quelques chauves-souris, du cadavre d’un rat aussi, et sur laquelle était inscrit : « Bienvenue, vous pénétrez dans une zone non sécurisée (port du badge obligatoire), pitts-bulls piégés, gorgones à treize têtes, Ulysse 31 », puis, en dessous, en caractères infiniment plus petits : « Arrivée. »

Fin de la digression

Les poumons me brûlent, je cherche à bouger, mais je sens mes mains entravées derrière mon dos, ma tête fermement maintenue vers le bas, je suis à genoux. Je tente de me relever, un coup violent sur mes jambes brise ma tentative, je réfléchis. Premièrement, me calmer. Je peux faire cinquante mètres en apnée, facilement, en nageant. Sans nager, en abaissant mon rythme cardiaque, je peux tenir encore un long moment. Deuxièmement, ne pas relâcher d’air. Ça brûle. Vaquette, calme-toi, surtout, n’expire pas. Ça brûle. N’expire pas Vaquette, surtout, n’expire pas, sinon t’es foutu. Ça brûle. J’expire. T’es coincé maintenant, ne respire pas. Je respire. Je préfère quand c’est de l’air. Ne panique pas. Je panique, heureusement, tout ça devrait s’achever bientôt, définitivement. Je perds à moitié conscience, une main me tire en arrière par les cheveux, ma tête sort de l’eau, je respire, je crache, je vomis, je respire, je crache, je vomis, je respire, et reprends tout à fait mes esprits.

Je suis agenouillé dans une salle carrelée de blanc d’une vingtaine de mètres carrés que je connais pour l’avoir investie deux fois lors de nos précédents assauts de la kommandantur. Au plafond, une ampoule, deux crochets, une corde. Devant moi, une baignoire remplie d’eau sur laquelle flotte un peu de mon vomi. Autour de moi, une table, une chaise, quelques feuilles de papier, une machine à écrire, un marteau, des pinces, une barre de métal, deux fils électriques dénudés reliés à une prise, une lampe de bureau de forte puissance, et trois hommes, en civil, un petit, un moyen, un gros. Le petit et le moyen n’interviendront jamais, ou alors brièvement, pour me tenir ou m’attacher, peut-être participent-ils un peu lorsqu’on viole une résistante, mais bon, à la Libération, ils s’en sortiront probablement, parce qu’on ne peut tout de même pas tuer tout le monde, parce que « il y a pire ailleurs ». Ah bon ? il y a pire que des salauds lâches ? Pardon, je deviens démagogique, je veux dire, pire que la demi-mesure ?

Le gros parle :

— T’es réveillé ?

— Oui, Georges. Ce sera un café, noir, deux croissants, et une orange pressée.

Son pied me frappe au visage. Je m’écroule. Il me relève par les cheveux, me plonge de nouveau la tête dans l’eau. Rester calme. Trouver une solution. Mais la torture est là, justement, je ne peux rien faire, je suis, comme dans le premier porno sm venu, sordidement à disposition.

Digression

Je ne sais pas pourquoi, cela me fait penser au professeur Lazetoup’, son label mst (Maman sait que tu tournes ?), et ses titres de bon goût.

Fin de la digression

C’est à peine si je me dis qu’il est inutile de retenir aussi longtemps ma respiration puisqu’ils attendent de voir remonter les bulles à la surface pour me sortir la tête de l’eau, avec un temps de retard tout de même, et pourtant, je ne peux me résigner à expirer avant l’ultime limite – je suis décevant finalement.

— Ton nom ?

— Mickey Mouse.

Il m’attrape de nouveau par les cheveux.

— Arrête ! Arrête ! ok, c’est bon.

Il me relâche, sourit.

— Caliméro, tu préfères ?

Il saisit ma tête, l’écrase violemment contre le bord de la baignoire, me brise le nez, me plonge la tête dans l’eau : le sang se mélange au vomi. La deuxième fois, j’espérais que cela serait plus facile, puisque, après tout, c’est l’inconnu qui toujours fait peur. Ce n’est pas vrai, ou bien c’est l’exception qui confirme la règle, la peur grandit, pour en devenir terrifiante. Le mot est sans doute faible, évidemment déplacé, mais la lassitude m’envahit.

— T’es sûr que t’as rien à nous dire ?

— Si. Il suffit. C’est assez. Je peux sortir ?

Le gros se jette sur moi, me plaque dos au sol, son genou me broie les couilles, sa paume pèse de tout son poids sur mon nez cassé, il rit, j’aimerais écrire qu’il sent l’ail. Ma tête va exploser. Je crache du sang, peut-être aussi encore un peu d’eau. Il se relève, écrase sa chaussure sur ma gueule :

— Lèche, enculé.

Il a l’air satisfait. Oh ! non pas d’assouvir ainsi un désir brutal et sadique – ne mens jamais, disais-je ? – mais bien d’accomplir avec tant de zèle son devoir, de faire payer ses crimes à un traître, un terroriste, un « evil guy from a rogue state », dirait George Bush. Il me donne encore quelques coups de pied, me relève, me plonge la tête dans l’eau. M’écoutera-t-il seulement si je lui dis que tout cela devient répétitif, ennuyeux et décevant ?

Digression

J’ai écrit, chapitre 6 : « Il y a pire ailleurs : les cons qui appliquent le règlement ». Eh bien, je corrige, ou plutôt je précise, il y a pire encore, les cons qui appliquent le règlement, et qui tapent. Bixente n’avait peut-être pas tort : entre eux et nous, dussé-je les justifier me glisse de nouveau Jasper l’IncroyablE, le seul dialogue possible, c’est les coups de pompe, les coups de barre, la lutte à mort.

Fin de la digression

Il sort ma tête de l’eau. Je vomis, respire, crache – comme d’habitude (tiens, ça me rappelle une autre histoire de baignoire et d’électricité) – attends une question, elle ne vient pas. Il me replonge la tête dans l’eau, ça brûle de nouveau, de plus en plus tôt. Finalement, tu vois Vaquette, les gens ne sont pas tous incompétents, il sait manifestement y faire. Stop ! Je veux que tout cela cesse. Je donnerais tout pour que ça cesse. Non, pas tout, pas Artémise, pas Bixente, et, d’une façon ou d’une autre, s’ils sont restés en France pour tenter de me libérer, s’ils sont chez eux, s’ils ont rejoint le maquis de d’Astignac, au bout du compte, je n’ai qu’eux à donner. Oui, pendant une semaine que va durer l’interrogatoire – c’est un mot poli, non ? – avec des moments de perte de conscience et de repos aussi, malgré, je le répète, mon désir au-delà de tout, à chaque instant, que tout cela cesse, jamais je n’aurais pu les donner. C’était en moi comme une barrière infranchissable, un insupportable encore un peu plus loin, finalement plus terrible. Je voudrais dire, mais peut-être ne suis-je pas assez cruel avec moi, assez méfiant, simplement lucide, que mon orgueil seul, mon absolu désir de remporter sur moi et sur le monde une ultime et écrasante victoire ne m’aurait probablement pas suffi pour tenir si longtemps. C’est uniquement pour Artémise et Bixente que je n’ai pas parlé. Parce que c’était elle, parce que c’était lui. C’est ridicule ? Je mens ? Peut-être.

— Allez. Un petit renseignement. Juste un. Même pas important. Et on arrête un peu, on te laisse tranquille.

— D’accord. Jeanne d’Arc, c’est moi qui l’ai brûlée.

Il me regarde, saisit la barre de fer.

— Attends. Henri IV, par contre, j’y suis pour rien.

Digression

Le 6 février 1944, Alfred Merle est arrêté et torturé par la Gestapo à Rodez. Durant tout son interrogatoire, cinq jours, jusqu’à sa mort le 11 février, il répétera simplement cette unique phrase, de pure poésie : je suis français, je ne parlerai pas.

Oui ! je suis français, je ne parlerai pas, c’est de la poésie. Écrase bébé, repasse le chat, pends la pute et regarde-la pourrir (G. J. Schaeffer, tueur en série américain), c’est de la poésie. Mon ami le ruisseau dort dans une bouteille en plastique (F. Cabrel, chanteur populaire français), ce n’est pas de la poésie.

C’est une idée répandue, et fausse, une idée de fille, je veux dire, comme Barbie est un jouet pour fille et une mitraillette un jouet pour garçon, une idée molle, ni violente, ni cruelle, ni forte, ni courageuse, de croire que la poésie, c’est ce qui éloigne les mots de la réalité, une réalité trop crue pour les belles âmes. Poétiser le monde, c’est, pour beaucoup – comme ils ont tort ! – réaliser un tour de passe-passe qui transforme « J’ai envie de t’en mettre une, une grosse, dans le cul, tout de suite », en « Tes yeux sont si jolis, tu es intelligente. »

La poésie pourtant, c’est simplement le vrai. Je suis français, je ne parlerai pas, c’est vrai. Écrase bébé, repasse le chat, pends la pute et regarde-la pourrir, c’est vrai. Salut Francis ! Salut le ruisseau, mon ami ! Tu es en vacances à Astaffort avec ta femme et tes petites flaques ? Viens donc dormir à la maison, y a de la place pour tous, c’est la maison du bonheur et de l’amitié ! (c’est sûr, avé l’accent, c’est plus drôle). C’est gentil Francis, mon ami, mais je suis venu avec ma bouteille en plastique accrochée à l’arrière de la 504 Peugeot – C’est vrai ? Hein, dis ! c’est vrai ça ?

Fin de la digression

Elle est drôle, celle-là (Henri IV, par contre, j’y suis pour rien) – non ? Bon d’accord, j’avoue, j’ai menti. Le plus humiliant durant toute cette semaine, c’est que, tout à ma peur, mon affolement, ma douleur bien sûr, j’ai pu trouver juste assez d’énergie pour ne pas parler, répétant simplement sept mots, une litanie volée à un autre, sans jamais, bravache, insolent, plein d’esprit, détaché, souriant, alerte, élégant, brillant comme à mon habitude, répliquer à mon bourreau ces quelques mots cinglants que j’ai illégitimement transcrits. Voici la même scène, donc, avec le vrai dialogue. C’est moins bien :

— T’es réveillé ?

— …

— Ton nom ?

— …

— T’es sûr que t’as rien à nous dire ?

— Je suis français, je ne parlerai pas.

— Lèche, enculé.

— Allez. Un petit renseignement. Juste un. Même pas important. Et on arrête un peu, on te laisse tranquille.

— Je suis français, je ne parlerai pas.

Pour le reste, la baignoire, les coups, la barre de fer, puis l’électricité, les pinces, les crochets au plafond, tout est exact, je n’ai rien à ajouter : je ne parlerai pas.

Ajout

Je suis muet, je ne parlerai pas : c’est vrai. C’est de la poésie ? Hein ! Vaquette ? Dis ! C’est de la poésie ça ?