Chapitre 36
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Vouloir

— Ici, enfin, à quelques pas dehors, en Angleterre, la sagesse populaire nous suggère : « Where there is a will, there is a way. » En France, nous disons : « Quand on veut, on peut. » Et puis, je compléterai, si vous me le permettez, par quelques citations. Épictète : « Homme, tu possèdes par Nature une Volonté qui ne connaît ni obstacle, ni contrainte. » Confucius : « On peut enlever à un général son armée, mais non à un homme sa volonté. » De Baïf : « La bonne volonté trouve le moyen et l’opportunité. » Spinoza : « La volonté et l’entendement sont une seule et même chose. » Kant : « Il n’y a que ce qui est lié à notre volonté qui puisse être un objet de respect et par conséquent un commandement. » Royer-Collard : « La volonté est le seul principe générateur qui se rencontre dans la nature humaine. » Vinet : « Il a été donné à la volonté de modifier le monde, comme il a appartenu à la parole de le créer. » Balzac : « En l’homme, la Volonté devient une force qui lui est propre et qui surpasse en intensité celle de toutes les espèces. » Dostoïevski : « La volonté est la manifestation de toute la vie humaine. » Nietzsche : « Transformer tous les “cela fut” en un “c’est là ce que j’ai voulu” – voilà ce que j’appellerai d’abord rédemption. Vouloir délivre. » Wittgenstein : « La volonté est une prise de position à l’égard du monde. » Et comment ne pas conclure, bien sûr, par : « Impossible n’est pas français », « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », et Molière pour finir : « Je le veux, je le veux, je le veux. » Oui, messieurs, madame, nous sommes à présent réunis pour honorer un commando d’exception, et, à travers lui, la volonté d’un homme.

Digression

Si Barbara a chanté Il pleut sur Nantes, si Ludwig von 88 a chanté Il pleut des bombes, personne, à ma connaissance, pas même Vaquette, ne s’est aventuré à commettre Il pleut des dithyrambes.

Fin de la digression

Ajout

C’est de plus en plus n’importe quoi tes digressions, Vaquette.

Fin de l’ajout

La suite du discours de d’Astignac est digne de mon hagiographie, je suis un héros, un être unique, le monde est là par et pour moi, ou presque. On croirait m’en­ ­ tendre, sauf que ses paroles, à lui, sont de circonstance.

Digression

La vraie provocation, j’ai mis des années à le comprendre, ce n’est pas de dire bite, couille, trou, poil, foune, ni même bien sûr « fume du teuteu » ou « nique la police », mais plus brièvement « je ».

Fin de la digression

Lorsque nous sommes revenus dans la salle, la cérémonie avait déjà débuté. Personne ne nous a alors regardés, ostensiblement du moins, pas plus que quiconque n’a semblé remarquer l’absence de Stéphane. Les discours ont succédé aux discours, les remises de médailles aux promotions. Trois heures. Je pense, pour me distraire, car je m’ennuie terriblement, qu’en trois heures, avec autant d’hommes, j’aurais pu en détruire des laboratoires de recherche, des stocks d’armes, des centres de commandement, des usines stratégiques, probablement même libérer un ou deux camps de concentration : que les Juifs, les homosexuels, les Tziganes, les résistants, et autres prisonniers « éthiques », ethniques ou politiques, pardonnent au protocole.

Je suis triste, infiniment. Oui, je suis triste, infiniment, de notre dispute sordide avec Stéphane – au voleur, au voleur, on m’a volé mon cœur, monsieur Victor m’a dérobé mon jour de gloire.

Digression

Dans la lutte, on triomphe, ou bien on meurt : on gagne encore. Dans la dispute, la relation conflictuelle sociale, vulgaire, on perd, ou bien on use d’un pouvoir minable sur un adversaire qui ne vous vaut pas, qu’on humilie, qu’on blesse : on perd encore. Je reste chaque jour étonné de voir, de sentir à quel point de telles péripéties anecdotiques m’affectent, peuvent me briser, m’ébranler plutôt, me blesser disons, pour quelques heures.

Fin de la digression

Le discours de d’Astignac se conclut :

— Enfin, permettez-moi d’achever ce portrait par une ultime citation, elle est de Jean-Edern Hallier : « La classe, c’est de faire modestement mais avec un orgueil inouï ce pour quoi l’on est fait. »

Des applaudissements accompagnent notre montée sur l’estrade. Bixente, étonnamment docile, souple, déférent, Artémise, fière, la larme à l’œil, reçoivent de de Gaulle leur croix d’Alsace-Lorraine, leurs galons de capitaine.

Ajout

Vaquette, je trouve que tu la fais souvent pleurer, Artémise. Ne serais-tu pas sordidement prisonnier de préjugés misogynes ? Allez Vaquette, avoue, t’es macho ?

Fin de l’ajout

Moi, j’ai mon Grognard d’or promis chapitre 12, mon titre de plus jeune colonel de France volé à Fajardie, ainsi que la Silver tea spoon, plus haute distinction militaire britannique jamais remise à un étranger. Je vais vous étonner, disons que je m’étonne, mais ma tristesse, mon indifférence aussi, ne se dissipent pas alors brutalement. D’Astignac, en revanche, à l’instant de sa promotion, malgré son self-control peu ordinaire, brille des mille feux de la vanité.