Chapitre 48
:
Il n’y a plus rien

— C’est bien, monsieur Vaquette, vous commencez à comprendre.

— Comprendre quoi ? Qu’entre les imbéciles sincères et les cyniques intelligents, je crois un possible ?

Sans même un regard, il assène, méprisant :

— Un juste milieu ?

Nous passons devant ce qui fut son bureau. J’ouvre la porte.

— Entrez.

Nous entrons, tous les trois. Maillard se jette sur moi, tombe à genoux, supplie, m’explique qu’il veut vivre, plus que tout au monde, qu’il regrette, qu’il a obéi aux ordres, qu’il croyait sincèrement servir la France, que c’est le Doktor Ickx qui est le seul coupable, qu’il est prêt à témoigner contre lui, et que, de toute façon, il n’est jamais entré dans la salle d’interrogatoire, qu’il n’y avait pas de vase à l’intérieur, et que ce n’est pas lui qui l’a cassé.

— Relevez-vous brigadier, en plus d’être indigne, vous êtes ridicule, et pitoyable aussi. Courage, tentez de mourir mieux que vous n’avez vécu. Ça ne sauvera rien, mais vous nous épargnerez cette scène à M. Vaquette et à moi.

— C’est lui le seul responsable, je vous le jure, c’est lui.

Amenez un oignon qu’il pleure, et le tableau sera parfait. Oui, le Doktor Ickx a raison, le gros homme est ridicule, je ne suis pas certain pour autant qu’il inspire la pitié.

Digression

Je conduis comme un bœuf. Voilà, j’avoue monsieur le gendarme. Aussi arrive-t-il souvent qu’un petit con dans sa petite 106 gti neuve veuille faire la course avec moi dans ma grosse Volvo 240 break de vingt ans d’âge. À force de dépassements à droite, d’anticipations du trafic judicieuses ou de non-respects ostensibles du code de la route, je parviens généralement à gagner. Alors, la plupart du temps, le jeune con use et abuse des coups de klaxon, des appels de phares, des gestes obscènes, et autres paroles déplacées, quand il ne sort pas simplement de son automobile pour faire l’homme – pauvre garçon ! (pauvre voiture surtout, essayez l’expérience d’une Volvo 240 en métal contre une 106 Peugeot en plastique…). Tu as joué, tu as perdu, ai-je triché ? non. Alors, pourquoi, au lieu d’un majeur, ne tends-tu pas ton pouce en l’air en commentant d’un « Bien joué Callaghan ! Good game ! » Vas-y, essaye, répète après moi : « Bien joué… » – « Euh… enculé ! » Voyez, c’est sans espoir.

Fin de la digression

Le pauvre Maillard, finalement, n’a rien pour lui : il est borné au règlement, il tape, et il est lâche. Je l’ignore.

— J’ai une dette envers vous Doktor Ickx, une dette d’honneur, n’est-ce pas ?

— Non. Vous ne me devez rien, il n’y a rien. Mais si cela peut soulager votre conscience, agissez comme vous l’entendez, par égoïsme compliqué diriez-vous.

— Bien. Je vais donc vous escorter jusqu’à un endroit que vous choisirez, vous libérer, et vous souhaiter bonne chance. Nous serons quittes.

— Moi aussi, moi aussi colonel ?

Décidément, en ce jour d’août 44, on rase gratis.

— Oui, toi aussi, pour rire. Après tout, le monde t’appartient. Laisse passer l’orage et rejoins dans quel­ que temps la police, tu y seras utile, en octobre 61 sur les bords de Seine, à Charonne en 62, malheureusement trop vieux pour assassiner Mesrine ou Khaled Kelkal, pour maintenir l’ordre, dans cinquante ans, dans les banlieues difficiles.

Le Doktor Ickx ignore Maillard à son tour :

— Plaisantez-vous monsieur Vaquette ? Imaginez-vous que je puisse traîner, subir une existence de vaincu, de bête traquée, parce qu’après tout, vivre comme un chien, c’est vivre encore ? Pensez-vous définitivement que je puisse comme chacun faire l’exact contraire de ce que je pense et dis ? Vous m’insultez, et, s’il restait quelque chose, ce quelque chose me blesserait. Heureusement, il n’y a plus rien, en tout cas, j’espère bientôt définitivement pour moi. Retirez-moi mes menottes, donnez-moi votre arme, il ne me reste qu’à choisir ma mort, seul, et digne, comme j’ai choisi ma vie.

— Vous me méprisez, n’est-ce pas ?

— Non. Que vous le vouliez ou non, vous appartenez au camp des vainqueurs, et pour longtemps encore, et vous auriez tort de ne pas en profiter, du moins, tant qu’ils vous tolèrent, tant que vous les servez. Bien sûr, vous rêvez d’en être le centre, peut-être sans même vous l’avouer, et vous vous condamnez pourtant à n’être qu’à sa marge, malgré vos efforts vains, terriblement pathétiques. Vous flirterez longtemps encore avec la limite, peut-être même toujours, tentant pourtant parfois quelques excursions au-dehors, mais, après chacune de vos escapades, au dernier instant, vous reviendrez au bercail, sans vendre ni acheter votre retour, sans quémander surtout, sans compromission même – peut-être – naturellement, parce que votre place est là. Je vous l’ai dit, vous avez choisi la vie. Malgré tous vos efforts, si j’étais méchant je dirais votre pose, mais je vous crois sincère, vous ne quitterez jamais résolument le clan des hommes. Non, je ne vous méprise pas, je ne vous envie pas non plus, je peux seulement vous dire, et si c’est un mensonge, je vais bientôt l’emporter dans ma tombe, que je me crois plus pur, plus absolu que vous, vous diriez plus beau. Vous n’êtes ni un saint, ni un démon, alors, vous n’êtes rien. Vous voyez, définitivement, il n’y a rien.

Je lui retire ses menottes, lui tends mon pistolet, il le saisit.

— Chef ! Allez-y ! Tuez-le cette ordure. Libérez-moi, on a une chance de s’en sortir à deux.

Le Doktor Ickx l’écoute enfin, arme mon pistolet, tend le bras, appuie sur la détente, une seule fois, et le brigadier Maillard, dans dix-sept ans, ne noiera pas d’Algériens dans la Seine. Il s’écroule, une balle en pleine tête.

— Méfiez-vous, c’est un dernier conseil, vous êtes laxiste, insuffisamment sérieux, dilettante avec vos principes, cela pourrait vous perdre.

Puis, ayant dit cela, il se tait, car c’est un homme poli qui ne parle pas la bouche pleine, appuie de nouveau sur la détente, et une balle traverse le fond de sa gorge pour ressortir par l’arrière de son crâne dans une gerbe de sang et d’abats.

Je récupère mon arme, l’essuie, la range dans son holster, sors, traverse l’attroupement qui se forme. Stéphane accourt, je lui jette les clefs de ses menottes :

— Tu peux récupérer tes prisonniers. Ils sont crevés.