Chapitre 51
:
Vaquette est un sale petit con iconoclaste

— Avez-vous vu Si Versailles m’était conté, de Guitry ? Il imagine ce dialogue entre Louis XIV et sa femme que je vous retranscris de mémoire : « Vous ne me comprenez pas madame ; vous ne me comprenez pas non plus monsieur ; oui, mais cela a moins d’importance. » J’ai parlé à demi-mot devant Pipard, laissez-moi être moins équivoque. Monsieur Victor, comme vous dites, a insisté pour être nommé préfet ou procureur, ici, dans « votre » ville, ce que j’ai fait il y a une dizaine de jours avant de rejoindre le front, en compagnie d’ailleurs des capitaines Legrand et Majakovic. C’est une parenthèse, si j’osais, je dirais une digression, mais ce sont deux personnes de très grande valeur, hors et dans les combats. Je vous regrette, comme eux vous regrettent, mais nos appels semblent s’échouer sur votre entêtement, et pourtant, pensez à Balzac, « songez aux attraits que présente une lutte. C’est la vie, elle est préférable avec ses blessures et ses douleurs aux noires ténèbres du dégoût, au poison du mépris, au néant de l’abdication, à cette mort du cœur qui s’appelle l’indifférence. » Je reviens à mon récit, rassurez-vous. J’ai donc nommé Pipard préfet, et, grâce à des yeux, des oreilles que j’ai placés un peu partout, j’ai vite découvert sa véritable intention. Il veut votre peau Vaquette, ni plus ni moins. Ce procès, ce témoignage, sont une immense mascarade dont l’unique but est de vous faire condamner, vous, pour haute trahison, et, en conséquence, de vous voir exécuter, rapidement, sous couvert des lois d’exception. Son stratagème ne m’a pas été révélé limpidement, mais disons quambitionne de vous rendre complice de l’agression de ce Jasper l’IncroyablE dont il prétend avoir été victime lors de la nuit du 3 avril dont vous fûtes le héros. Je suppose qu’il entend suggérer que vous avez ainsi tenté de saboter l’opération qui, sans lui, eût été un échec, d’autant que vous lui avez généreusement fourni les fers pour vous battre : votre désertion en Angleterre, votre altercation avec la Résistance dès votre retour en France, puis avec lui-même à peine quelques heures plus tard, la libération et l’assassinat des deux chefs gestapistes qui s’en est suivi, sans oublier, bien sûr, tout ce que vous trouverez encore à ajouter à son dossier d’ici là, tout ce qu’il ajoutera par lui-même – votre élargissement après votre interrogatoire, par exemple. Vous voyez, bien ficelé, dans une période où la justice peut être suffisamment expéditive, il a bon espoir de vous envoyer au poteau, et, croyez-moi, il ne pense qu’à cela jour et nuit. « Parce que tu es tendre et juste, tu dis : “Ils sont innocents de leur petite existence”. Mais leur âme étroite pense : “Toute grande existence est coupable.” » – Nietzsche. C’est pourquoi je vous conseille de nouveau, avec insistance, pour votre bien, de renoncer à venir témoigner à ce procès. Je suis certain d’ailleurs que le combat vous manque. Revenez avec nous, sans tarder. Au front, sous ma protection, il n’osera pas même imaginer quelque intrigue contre vous. La guerre finie, le temps passé, s’il n’a pas oublié ses vieilles rancunes, au moins aura-t-il perdu tout pouvoir sur vous. M’avez-vous à présent mieux compris, colonel ?

— Pensez-vous que je sois un traître, général ?

— Évidemment non.

— Pensez-vous que c’est bien moi, et moi seul, malgré lui, qui ai réalisé avec succès la mission que vous m’aviez confiée ?

— Sans aucun doute.

— Est-ce vous qui avez nommé Stéphane Pipardpréfet ?

— Je vous l’ai dit.

— Avez-vous le pouvoir de le destituer à l’instant ?

— Évidemment.

— Alors, dites-moi pourquoi m’inquiéterais-je un seul instant ? S’il s’agit d’un piège comme vous semblez le penser, il en sera la première victime, que dis-je ? la seule. Je révélerai lors du procès ses agissements exacts durant cette nuit du 3 avril, jusqu’à sa trahison, et si Jasper l’IncroyablE est un témoin de peu de poids, les capitaines Legrand et Majakovic, héros de la Résistance, le général d’Astignac, premier représentant du gouvernement de la France sur le sol libéré, sauront, je n’en doute pas, emporter la décision du tribunal en ma faveur. Je ne vois rien là, sans même forcer ma naïveté, qui pourrait laisser présager un péril.

— Décidément Vaquette, vous ne me comprenez pas. Du tout. Et ce, malgré votre merveilleuse intelligence, paraît-il. « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égards, ni patience » – René Char, c’est presque de circonstance pour une fois. Certes, mais vous n’imaginez pas pour autant que je vais attaquer un vassal bien utile car absolument obéissant, pour venir au secours d’un élément qui lui ne l’est jamais – ni utile, ni obéissant – et pour lequel j’éprouve bien sûr de la sympathie et de l’estime, mais qui n’est et ne sera jamais rien d’autre pour moi, semble-t-il, qu’une source intarissable de désagréments ? Votre naïveté, feinte ou réelle, surpasse décidément même votre orgueil. J’adore la littérature, soyez-en certain, mais je ne suis pas romanesque. J’ai fait, pour vous sauver, plus de cent kilomètres dans un pays en guerre alors qu’un devoir autrement plus impérieux m’attend auprès de mes hommes, alors même que je vous avais promis, que je m’étais promis, de ne plus jamais vous venir en aide. Ne voyez-vous pas cela ? Ne l’appréciez-vous pas ? Ce qui n’est pas tout est-il rien ? Ce qui n’est pas vous est-il rien ?

Interlude

Si tu continues comme ça Vaquette, tu finiras seul – pourquoi, ami lecteur, toi, tu n’es pas seul(e), déjà ?

Fin de l’interlude

— Général, vous avez pris l’habitude du pouvoir : chaque phrase vous sert à dissimuler votre pensée. Je peux très bien, et vous le savez, témoigner à ce procès pour sauver notre honneur, la vérité, un innocent surtout, un de ces auteurs que vous révérez, ou que vous révérerez, ou qui sombrera dans l’oubli, qu’importe, oui, je peux témoigner, et vous devez comprendre que c’est une exigence, qu’il m’est interdit de vivre sans cela.

— Quelle grandiloquence, comme souvent ! Sachez que « ce sont les fantômes qui sont cruels, avec les réalités, on peut toujours s’arranger ». Montherlant, décidément encore lui.

— Eh bien non ! Moi, je ne m’arrange pas comme vous dites, mais laissez-moi finir. Je peux très bien témoigner, en mon nom propre, et, d’un seul mot qui ne vous coûtera absolument rien, vous le savez, vous pouvez stopper Stéphane dans son entreprise. Alors, dites-moi pourquoi, en vrai, comme disent les enfants, naïfs eux aussi, vous ne voulez pas que je témoigne lors de ce procès. Je veux comprendre. Ce n’est tout de même pas pour éprouver votre pouvoir sur moi, je ne vous crois pas si bas, pas plus que je ne vous crois aveugle au point de ne pas savoir ce pouvoir imaginaire.

— Que voulez-vous m’entendre dire ? Que Jasper l’IncroyablE couche avec ma femme ? Eh bien, non – vous êtes déçu ? Je vous ai déjà expliqué la politique que nous menons. L’épuration a pour but de définir de nouvelles règles du jeu, les frontières de l’unité nationale, le socle commun qui va servir à la réconciliation, à la reconstruction du pays. Disons que ce monsieur s’en est de lui-même exclu. S’il était plus connu, reconnu disons, plus prestigieux, plus malléable surtout, nous le récupérerions naturellement après une période de repentance de rigueur, mieux, de circonstance. Mais voilà, il n’est rien, si ce n’est, permettez-moi cette trivialité, un fouteur de merde qui ne s’amendera jamais. Pour un peu, il nous faudrait le remercier d’être un si bel exemple. Oui, nous allons le condamner, pour dire à nos concitoyens, comme on dit à un enfant : voici la limite à ne pas franchir, non, on ne peut plus dire « Vive Pétain », non, on ne peut plus dire « Mort aux Juifs », et de vous à moi, cela ne me semble pas être une terrible entrave à la liberté d’expression. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » – voyez, je ne peux pas toujours citer Montherlant. Votre présence à ce procès, je vous ai dit tout cela déjà, ne participerait pas à clarifier la nouvelle idéologie nationale, or, si le pays a besoin urgemment de quelque chose, c’est bien de clarté dans la direction vers laquelle nous devons, tous ensemble, converger. Citons Stendhal si vous voulez : « La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion ! est aussi bête dans les petites villes de France qu’aux États-Unis d’Amérique », mais citons-le uniquement entre nous.

— Avez-vous lu les écrits de Jasper l’IncroyablE, général ? Non ? Moi, si. Pas les deux textes incriminés d’ailleurs, mais je peux assez bien imaginer leur teneur. Je me souviens d’une chanson diffusée il y a deux ans sous le manteau, et qui prenait à partie la milice. Le titre en était : Et mon vécu, c’est du poulet ? et le refrain : « Rambo, gros con, ta bite c’est ta matraque, Rambo, sale flic, t’es fier d’ton gros bâton » – d’une rare finesse, n’est-il pas ? mais assez drôle pourtant, en tout cas, à l’époque, c’était un acte de résistance, j’allais dire comme un autre, mais il est rare que l’on meure de rire.

— Eh bien, disons qu’il a mal tourné. Tant pis pour lui.

— Non, justement. Et justement, c’est pour cela que vous ne voulez pas que je témoigne à son procès. Si j’étais paranoïaque (en plus que de ne pas être mégalomane, puisque simplement ambitieux), je vous soupçonnerais d’avoir inventé de toutes pièces, pour cette seule raison, cette histoire de complot de monsieur Victor à mon encontre, mais rassurez-vous, je vous en crois tout à fait incapable… n’est-ce pas ?

— À un autre que vous, je citerais Balzac : « Une des plus détestables habitudes de ces esprits lilliputiens est de supposer leurs petitesses chez les autres », évidemment, de même que vous ne me soupçonnez pas, je vous en fais grâce.

— Bien. Passons, donc. Le discours de Jasper l’IncroyablE, mieux, sa démarche, son existence même, sont profondément, réellement subversifs. Vous espérez les enterrer ? Ma présence, la caution qu’elle représente les rendent définitivement dangereux, terrorisants pour le pouvoir que vous mettez en place. Je précise votre pensée, non ? L’extrême droite c’est l’ennemi, les camps de concentration une tache indélébile sur l’Europe, le génocide juif une tragédie de l’histoire, la peine de mort c’est la honte, la guerre en Bosnie c’est pas cool, le racisme c’est mal, la police tue des mecs, les religions c’est nul, les sectes beurk, l’exclusion caca, et puis, on veut la pilule, l’ivg, la légalisation du teuteu, des papiers pour les sans-papiers, les trente-deux heures, la taxe Tobin mais pas d’ogm, que sais-je encore ? Tout cela est et sera légitime, de mon point de vue bien sûr, du point de vue aussi  d’une minorité importante qui, les années passant, deviendra naturellement majorité. Tout cela est l’évidence historique, les « gens de gauche » appellent cela le progrès. Oui, cela est légitime, mais aucunement subversif, j’entends que ça ne remet pas profondément en cause le pouvoir, ceux qui le détiennent surtout, bien au contraire. À travers le jeu du gentil et du méchant flic (la gauche et la droite), l’alternance, l’évolution des mentalités et des lois, cela même le légitime.

Digression

Regardez les Verts. Que veulent-ils transformer, profondément, si ce n’est la carte électorale du pays ? À quel grand soir rêvent-ils, si ce n’est un soir d’élections où leur appareil détrônera celui du Parti socialiste ? Finalement, le seul vrai débat au sein des Verts, c’est de savoir qui, de Voynet ou de Mamère – ouais ! ta mère, sera le (la) premier(e), président(e) de la République, avec Cohn-Bendit comme Premier ministre bien sûr – rires !

Fin de la digression

— Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas subitement devenu zélateur d’un monde, d’un système politique que je combattais il y a peu encore, évidemment non. Évidemment aussi, et c’est d’ailleurs pour cela que vous craignez tant ma présence à ce procès, cet uniforme, ces médailles que je porte, mon action dans l’ombre, dans les éclairs des armes, tout cela ne doit me servir aujourd’hui qu’à balayer d’un revers de main la moindre mise en doute de ma légitimité – eh quoi ! je n’ai tout de même pas écrit la moitié de ce roman pour rien, non ?

— Votre discours est connu Vaquette, Dostoïevski l’attribuait il y a plus d’un demi-siècle aux nihilistes : « Voulez-vous que je vous dise ce que vous redoutez par-dessus tout ? c’est notre sincérité. »

— Laissez-moi finir. Tout pouvoir est fondé sur un mensonge : la supériorité de la race allemande, le bien du peuple, la primauté de la liberté individuelle… et contrairement d’ailleurs à une opinion assez largement partagée, je ne vois pas les dirigeants comme de grands démiurges cyniques méprisant le peuple et abusant de lui sans scrupule, enfin, pas entièrement. Non, je les crois, partiellement du moins, dupes de leur propre mensonge, d’autant plus facilement bien sûr, que ce mensonge les sert personnellement. Le système que vous contribuez à bâtir et qui va perdurer longtemps, au moins cinquante-neuf ans, probablement beaucoup plus, est fondé sur ce mensonge : tous ceux qui vont être amenés à détenir le pouvoir réel, ou plus exactement, le pouvoir institutionnel, j’entends, en l’an 2003 par exemple, aussi bien Anne Sinclair que son mari, Chirac que bhl, Debré que Jean Daniel, Jack Lang que Elkabbach, pardon de citer des noms qui seront oubliés quand ce roman sera encore lu, pardon surtout d’en omettre, tant, oui, tous ceux-là bien sûr, mais aussi la quasi-totalité des élus, des responsables des administrations publiques ou des politiques culturelles (jusqu’à la moindre mjc ou bibliothèque municipale), des présidents des grandes associations bien-pensantes, des journalistes, des « artistes » reconnus…, oui, tous, tous ceux qui détiennent et détiendront une parcelle de ce qu’on appelle le pouvoir, adhèrent et adhéreront obligatoirement aux idées dominantes issues de la Résistance. Dans leur cas, je suis même prêt à parier qu’à de très rares exceptions près (peut-être, et encore, Mitterrand était-il un vrai cynique, je veux dire une vraie crapule), ils sont entièrement sincères. Il est vrai aussi qu’il est plus facile de croire à la liberté, à l’État de droit, à la démocratie même, aux valeurs « universelles », droit-de-l’hommiennes et antiracistes, qu’au socialisme réel. « Et alors ? je ne vois là nul problème, et où est le mensonge dans tout ça ? », me direz-vous. J’y viens. Le mensonge, il intervient, comme très souvent, par un glissement progressif de la vérité, un peu comme une approximation riemannienne du calcul intégral : une somme de termes tous approximativement exacts, de petits mensonges, donc, si petits, qu’ils en paraissent presque négligeables, qu’ils passent inaperçus du moins, pour peu que l’on relâche son attention, ce qui est aisé, facile (trivial pour rester dans le langage mathématique) lorsque l’intérêt nous guide.

Digression

Rappelons tout de même que la somme d’une infinité de termes infiniment petits n’est pas nécessairement nulle ni même finie, cela dépend de la convergence ou de la divergence desdits termes.

Fin de la digression

— Mais patience, je vais conclure. Par un glissement progressif de la réalité, on passe du « Je pense comme eux », à « Je suis comme eux », puis, « Je suis eux » (le même principe qui prédestine au « On a gagné » de la part de ceux qui n’ont jamais joué, et qui surtout, jamais ne joueront) – voilà, c’est cela l’absence de modestie. Écoutez-moi bien d’Astignac, probablement vous, vous pouvez m’entendre, leur légitimité, ils la tirent et la tireront de mon combat, et de lui seul. Regardez-les défiler dans cinquante-six ans contre l’extrême droite en Autriche ou dans les Bouches-du-Rhône : ils ne doutent pas, ils ont pris les armes, comme moi, ils ont été torturés, comme moi, et comme moi, ils n’ont pas parlé, alors même que, utilisant le pouvoir que leur donne leur domination du monde – oui ! ils sont l’exact contraire de ce que nous étions : ils sont pour, et pourtant contre, contre quoi ? contre un pouvoir bien mort et absolument inoffensif, du moins absolument marginal ; qu’il cesse d’ailleurs de l’être, et on les cherchera sous les tapis – ils viennent d’assassiner, et la liste n’est pas prête d’être close, des Serbes, des Irakiens ou des Afghans, alors qu’ils ont cautionné, ou pour le moins collaboré, parmi tant d’autres choses (et ça commence quelques mois tout juste après cette scène, à Madagascar ou en Indochine), à la barbarie (comme ils disent) de la guerre d’Algérie (comme ils ne diront pas, pudiquement), à la censure qui va l’accompagner et qui aujourd’hui encore ne semble pas vouloir s’éteindre. Parmi eux, combien ont été torturés ? combien sont allés en prison, ou même simplement devant un tribunal, pour avoir osé un jour dire non, non à cette barbarie par exemple ?

Digression

La guerre d’Algérie, c’est deux millions d’appelés, et moins de cinq cents déserteurs – respect.

Fin de la digression

— Oui, retirez-leur cette légitimité qu’ils ont volée sur nos cadavres, pillant nos tombes, que reste-t-il ? Qu’a à dire bhl ? Qu’a à dire Jean Daniel – ah si ! à propos de Francis Jeanson, en 1955, dans les colonnes de L’Express, qu’il hésite entre « le chagrin et le haussement d’épaule » ? Qu’ont à dire tous ceux que j’ai déjà cités ? Tous les autres ? Le vrai résistant, aujourd’hui, c’est l’entarteur. J’exagère ? C’est de la provocation ? Non, évidemment. Convenez tout de même avec moi, comme une évidence, que le feddayin algérien ou palestinien est tout de même plus proche des idéaux et des pratiques de la Résistance que ne le sont Aussaresses ou Sharon.

— Pardonnez-moi, mais tout cela ne trouverait-il pas mieux sa place, par souci de clarté, là encore, dans une digression dont le lecteur peut aisément s’affranchir ?

— Non. L’épuration, comme je la décris du moins, mais chacun aura compris que je ne m’encombre pas de véracité ni de cohérence historique, est l’événement fondateur de ce mensonge. Mais si vous y tenez absolument, je vais poursuivre dans ce cadre.

Digression

Cette anecdote est strictement réelle. Il y a quelque temps, j’ai été expulsé de Radio France cinq minutes avant le début d’une émission durant laquelle j’étais censé assurer la promotion de l’un de mes spectacles. J’ai été expulsé par le directeur de l’antenne en personne, sans doute prévenu par l’animateur lui-même (qui, à ma connaissance, à l’heure actuelle, est toujours caché quelque part sous la moquette épaisse du studio) de ma réputation prétendument ( ?) sulfureuse, oui, j’ai été expulsé par ce monsieur, donc, sous le prétexte que nous étions du même camp – eh oui ! – mais que si je m’exprimais pour dire des choses qu’il partage, bien sûr, les auditeurs appelleraient le csa qui suspendrait l’émission. Bilan : je ne pourrais pas m’exprimer, et cet espace de liberté trop rare sur un grand média où peuvent encore exister des voix alternatives, peut-être même dissidentes (son émission, donc), serait suspendu – sic ! it makes me sick. Et tout le monde s’en fout, sauf les censeurs, bien sûr. Comme en 40, deux possibles : collaboration ou indifférence. Allez ! ce roman est l’appel du 18 Juin, à partir d’aujourd’hui commence la lutte – je plaisante.

Le mensonge, toujours, c’est que ce brave homme (le directeur d’antenne – je donne son nom, pour rire encore ? allez… non, je ne parlerai pas), probablement engagé lui aussi contre les fascistes à Vienne ou à Vitrolles, s’auréolant inconsciemment, grâce à la pétition qu’il a, n’en doutons pas, signée dans les colonnes du Nouvel Obs’ ou de Marianne, du prestige de la Résistance, comme Jean-Jacques Goldman tire sa légitimité, son nom « d’artiste » en tout cas, des chansons de Brel ou de Ferré (là encore, le principe du mensonge est le même, il y aurait tant à dire, mais ce roman ne sombrera définitivement pas dans le pamphlet – quoique…) est certain que, lorsque cinq cons qui tapent avec la tête rasée et une batte de base-ball à la main s’inviteront dans son studio pour discuter culture et programmation alternative, il luttera, magnifique, seul contre tous, pour la liberté d’expression et le respect du droit des personnes, alors que la menace hypothétique, apocryphe même, de trois abrutis censeurs armés d’un téléphone suffit à le faire déféquer dans son uniforme fonctionnaire.

Fin de la digression

— Voilà général. Oui, j’adhère, mais moi je l’ai prouvé, et ce n’est pas un point de détail, c’est même tout, aux valeurs qui vont fonder notre époque, et pourtant, malgré cela, rien, sauf bien sûr la triste fin que m’espère monsieur Victor, ne pourra m’empêcher de voir le mensonge caché derrière chaque chose.

Digression

Vaquette adhère aux valeurs qui fondent notre époque. Voilà, c’est dit.

Fin de la digression

— Ce que je ne comprends pas général, c’est pourquoi vous craignez tant la vérité. Pourquoi ne pas simplement m’inciter à témoigner (car évidemment je vais le faire, je vais faire mieux, même, je vais défendre Jasper l’IncroyablE, et tous vos arguments, vous le savez, ne sauront que m’en convaincre d’autant) et ainsi naturellement tirer parti, fierté et profit de son acquittement en brandissant la preuve que, justement, nous, nous ne sommes pas comme eux, que nous, nous tolérons, mieux, nous écoutons une parole dissidente.

— Toujours votre foutue naïveté Vaquette ! Je vous ai répondu dix fois, cela devient lassant. Vous croyez quoi ? M’apprendre terriblement en me disant que toute société est fondée sur un ou des mensonges ? Je vous l’ai dit moi-même. Ne sous-estimez pas les hommes de pouvoir, ils se mentent moins que vous ne le posez, infiniment moins qu’ils ne mentent au peuple. Malgré cela, souvent, ils tentent de faire pour le mieux, convaincus que tous ne sont pas vous, que tous ne peuvent pas tout entendre. Et puis, c’est assez ! Vous avez fréquenté les hommes, non ? Vous imaginez une vie sociale fondée sur la vérité, non pas, bien sûr, une société dont le mensonge fondateur serait la vérité ? Attention à votre réponse, vous allez mentir. Vous savez, je crois que tout ce que vous dites bien longuement, au risque de vous déplaire en vous signalant à quel point vous n’inventez pas grand-chose, est résumé dans cette seule phrase de Paul Valéry : « La valeur du monde repose sur les extrêmes, sa solidité sur les moyennes. » Si j’étais Vaquette, je ferais une pause, et vous suggérerais de réfléchir à cela. Vous avez admirablement fait votre travail, colonel, je vous en félicite, absolument sincèrement. J’espère que vous continuerez à assumer votre contribution au monde avec toutes ces qualités qui font de vous un homme d’exception. Cela dit, laissez maintenant aux autres le soin, non, mieux, le droit de consolider ce que vous avez créé, ce que vous avez simplement contribué à créer.

— Vous me permettez un commentaire de texte, comme à l’école ? Bien. Oui, la valeur du monde repose sur les extrêmes, et, sauf à brûler chaque page de ce livre, je ne m’imagine pas vous contredire – une fois n’est pas coutume – sur ce point. J’irai plus loin encore en vous disant que toutes les grandes choses bénéfiques pour l’humanité, je sais, la formulation est laide et sentencieuse, mais je n’en trouve pas d’autre pour désigner la production d’œuvres artistiques, de découvertes scientifiques ou techniques, de concepts philosophiques, voire politiques, peut-être même de changements radicaux de la réalité sociale, j’en oublie sans doute, et je ne voudrais pas condamner ma liste à s’enfermer sur si peu, oui, toutes ces « choses », on les doit à des hommes, des femmes, individuellement. Comment voulez-vous trouver un théorème, une théorie, une forme artistique, un vaccin nouveau, si vous cherchez là où tous, par manque de courage, d’ambition, et d’imagination aussi, cherchent et ont déjà cherché jusqu’à ne plus rien laisser justement à découvrir, simplement parce que d’autres avant eux, moins lâches, plus imaginatifs, ont trouvé quelque chose là, sur ce qui fut un terrain vierge, hors de toute règle ? Ainsi, ces hommes, ces femmes, se sont écartés de la règle, du connu, pour inventer des « choses » nouvelles, sont sortis de leur caverne, froide et humide, pour se réchauffer au soleil (ou au feu qu’il faut bien aller chercher dehors), peut-être simplement aussi pour répondre, par orgueil, par mégalomanie ou simple ambition, à ce défi métaphysique : sors dehors si t’es un homme. Ce faisant, ces hommes, ces femmes, se sont retrouvés bien souvent en conflit avec l’immense majorité de leurs semblables (enfin, c’est comme ça que l’on dit), car la plupart se sentent si bien, au chaud (même s’il fait froid et humide), rassurés dans ce qu’ils connaissent déjà, car il est si naturel d’avoir peur de l’inconnu. Cette somme d’individuelles lâchetés, pour reprendre une formulation éminemment vaquettienne, de jalousies aussi, parce que, malgré les protestations de tous, on sent bien que c’est celui qui, dominant sa peur, sort et part, ailleurs, qui est enviable, ne serait-ce que parce qu’ici, finalement, à bien y regarder, il fait tout de même définitivement froid et humide, cette somme d’individuelles lâchetés, de jalousies disais-je, fait la société fondamentalement réactionnaire. C’est presque une tautologie d’ailleurs, et je vais la traduire en d’autres termes : la société est, existe, et tous ceux qui inventent, qui la transforment, la font évoluer, progresser, sont en avance sur leur temps. Remarquez, cette formulation est presque équivalente à la précédente, seulement voilà, elle me déplaît, car elle excuse. Cela peut paraître un détail, mais, dans le premier cas, il semble que nous soyons à notre place, que nous luttions justement contre des pesanteurs, des anachronismes ; dans le second, cette pesanteur devient la réalité, ces anachronismes l’actualité, et c’est à nous, en plus d’avoir raison, de devoir les subir, et de convaincre chacun de notre légitimité, plus, d’apporter la preuve de notre innocence lorsque nous brusquons les idées, les certitudes, les formes. En termes plus triviaux, si vous préférez, c’est bien fait pour nous si on nous crache dessus et qu’on nous regarde crever la gueule ouverte, et finalement, légitime aussi de nous récupérer, après avoir tout de même nettoyé les crachats, et égayé notre cadavre de quelques décorations patriotiques. Que de temps, que d’énergie vous nous faites perdre, et pourquoi ? pour la seconde partie de votre aphorisme («  la solidité du monde repose sur les moyennes ») qui est un mensonge, une insulte même, et que l’on peut traduire par cette phrase de caissière à la piscine – je vous expliquerai : « Vous vous rendez compte si tout le monde fait ça ? » Oui ! oui, je me rends compte. Le monde serait merveilleux contrairement à ce que vous semblez croire, à ce que tous pensent, bien sûr, là encore, parce que ça vous arrange, tous. Ce serait un monde sans guerres, sans lois, ou si peu, non pas sans conflits bien sûr, bien au contraire dirais-je, mais qui se résoudraient dans le respect, disons, des règles du jeu, avec fair-play, avec surtout la conscience individuelle du ridicule des choses. C’est une jolie utopie, n’est-ce pas ? Je vous rassure, je n’y crois pas non plus. Simplement, je suis certain que, loin de s’arrêter, le monde tournerait mieux, simplement, évidemment, que le pain serait juste un peu meilleur, les commerçants plus souriants, les profs plus pédagogues, les commerciaux moins malhonnêtes, les vigiles inexistants, les flics, même, moins arbitraires et violents – que sais-je encore ? parce que la plupart des gens, non seulement ne servent à rien, mais en plus, excusez ma vulgarité de nouveau, ils nous emmerdent.

Interlude

Et puis aussi, amis lecteurs, vous ne mangeriez pas de pizzas congelées avec du mauvais vin, du Coca ou de la bière, et puis surtout, vous baiseriez moins mal (je parle pour vous, mesdames, mesdemoiselles, bien sûr aussi pour vous, messieurs), si vous aimiez mieux vivre.

Fin de l’interlude

— Je vous disais tout à l’heure que toutes les grandes choses bénéfiques sont dues à quelques-uns, individuellement, eh bien, regardez, les grands événements, disons maléfiques pour prolonger ma formulation apprêtée, les pogroms, les génocides, les dictatures, les guerres, jusqu’aux ratonnades ou aux viols dans les caves des cités, ces « événements » ont tous une responsabilité collective. Laissez Hitler et les quelques nazis pathologiques qui l’entourent essayer d’exterminer vingt millions de personnes avec leurs seules petites mains, y arriveront-ils d’après vous ? Mettez ces vingt millions de personnes, ou vingt millions d’autres, toujours vivantes, dans le bureau de Balzac ou le laboratoire de Marie Curie, et, outre qu’elles seront à l’étroit (avec ou sans tracto-pelle – rassurez-vous, vous allez bientôt comprendre), croyez-vous que l’humanité héritera d’un livre ou d’une découverte de plus ? Non bien sûr, deux fois.

— Vos idées sont dangereuses. Que ferez-vous de tous ces gens que vous qualifiez d’inutiles, de nuisibles même ? Les enfermerez-vous dans des camps ? Et qui décide ? Et qui les garde ?

— Pourquoi pas ? Après tout, qu’en faites-vous, vous ? Et puis, profitons-en, les camps sont construits, déjà. Quant à savoir qui les garde, donnez-leur une télé et un Zidane, ils se garderont seuls. Mais je plaisante bien sûr, car la vraie question est bien : qui décide ? et la seule réponse : naturellement moi. Et puis, brutalement j’ai un doute, car s’il n’y avait que des gens comme moi, il n’y aurait ni camp, ni garde, ni procureur, ni juge, ni militaire… – je crée un chômage terrible, non ? mais élimine aussi tout risque à la base. Quant à savoir réellement qu’en faire, de tous ces gens, vous voyez, dans ce cas, je m’arrange avec la réalité, je prends sur moi comme on dit, pour les supporter libres et vivants, et je lutte chaque jour pourtant contre eux pour préserver, comment dirais-je ?… mon espace vital. Qu’on les laisse vivre, oui, mais nous aussi, par pitié.

— Pauvre Vaquette ! Vous me faites penser à ce passage de René, de Chateaubriand : « Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point, monsieur, un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. […] Étendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants. » Qui vous empêche de vivre, colonel ?

— Monsieur Victor, par exemple, avec votre complicité.

— Quelle complicité ? À n’importe quel colonel de l’armée française, j’aurais donné un ordre, et tout serait dit. Que voulez-vous de plus ? Vous n’avez pas tous les droits.

— Tous ? Non. Probablement. Mais j’en désire, j’en mérite plus – c’est ça, criez – que beaucoup d’autres. L’égalitarisme est abject. En période de disette, vous donnerez autant à manger à un enfant de trois mois et à un bûcheron de deux mètres : c’est cela l’égalité ? Oui, c’est cela l’égalité, c’est de laisser crever le bûcheron, pour ne pas déplaire à la mère de l’enfant, mieux, pour ne pas avoir à justifier, à assumer un choix, quand l’absence de choix est plus confortablement injustifiable. Pour vivre, j’ai besoin d’infiniment plus de liberté qu’un autre, comme un sportif consomme plus d’oxygène qu’un oisif, simplement. Cette notion bornée d’égalité comprise comme un nivellement par le bas est le contraire de la justice, une insulte à la liberté, une agression même contre elle, mais surtout, au final, une bien mauvaise affaire pour la société, puisque, vous en convenez vous-même, nous la servons, malgré tout, malgré tous, nous lui donnons, seuls, sa valeur. Vous me pardonnez de nouveau une formulation triviale ? Mettez des pv à Superman pour utilisation abusive des cabines téléphoniques, mais ne vous plaignez pas de voir triompher les super-méchants.

— Balzac (l’un des quatre fantastiques avec Bernanos, Bloy et Sade – tiens, j’ai oublié Vaquette) dirait : « Les hommes nous permettent bien de nous élever au-dessus d’eux, mais ils ne nous pardonnent jamais de ne pas descendre aussi bas qu’eux. »

— Vous me faites chier avec vos citations d’Astignac. J’ai l’impression de retourner à l’école, le temple, justement, de l’égalitarisme abject. Rien n’a changé. C’est le triomphe du quatorze. Déjà à l’époque, encore aujourd’hui. Qu’on l’aime le bon élève, gentil avec ses camarades, déférent envers ses professeurs, et qui, s’il a la chance de ne pas avoir Vaquette dans sa classe, restera premier toute l’année avec quatorze de moyenne. Il est du sérail, il finira comme ses enseignants, avec un capes ou, au mieux, une agrég’, il les rassure parce qu’il les justifie (ah ! on sert à quelque chose ! – oui ! à te faire crever les pneus de ta bagnole par les copains de Joey Starr. Ça y est, je l’ai dénoncé), parce qu’à valeur égale, ils sont dominants puisque sachant plus puisque plus vieux. Mais celui qui a dix-huit, dix-neuf, et à qui ils ne mettront jamais vingt, il les ramène à leur médiocrité, oui, ils enseignent car ils savent effectivement plus, mais évidemment, ils valent moins. Le rapport de déférence devrait alors s’inverser, puisque c’est lui qui demain bâtira le monde. Évidemment, c’est socialement inacceptable, ou alors, il faudrait aux médiocres une humilité lumineuse qui les exclurait de fait du cercle de la médiocrité, et probablement bien avant de l’Éducation nationale.

Digression

Regardez la critique faire l’apologie de la demi-culture (comme on dit demi-mondaine). Vers qui vont les subventions ? les faveurs de Télérama ? Oh ! non pas vers les pires bien sûr. Vers le cinéma américain pour adolescents trisomiques, vers les Boys Band ou Roméo et Juliette, vers le Loft ou Star Academy, vers Lagaf, André Rieu, Christian Jacq, non, et pourtant, eux ne mentent pas – enfin, si, tout de même – ils fabriquent un produit positionné commercialement sur le créneau « entertainment » et la tranche d’âge dix/dix-huit ans, ménagère de moins de cinquante, ou senior à fort pouvoir d’achat, et qui n’a rien à voir avec l’art, bien sûr, mais qui distrait probablement efficacement des millions de gens que je ne connais pas, et qu’il est inutile de me présenter. Le mensonge, toujours, c’est que les honneurs, les prix littéraires, les faveurs de la critique, ne sont jamais donnés, ou alors du bout des lèvres, et quand ils sont exsangues, à ceux qui resteront dans l’histoire – formulation pompeuse de nouveau, mais celle-là, elle est de vous. Non, ils vont à Jean-Louis Murat – Jean-Louis qui ? vous voyez, vous avez déjà oublié son nom – aux jeunes cons qui sortent de la femis, aux livres publiés par la mafia, la triade des éditeurs qui se partage chaque année le racket du prix Goncourt (comment cette énorme supercherie que chacun sait peut-elle encore perdurer ? Parce que tous la couvrent, en se serrant les coudes, attendant en retour qu’on légitime leur propre médiocrité – mais patience, je vais parler bientôt du Monde) : toutes ces productions où il n’y a rien, rien qui puisse intéresser le public, car lui plaire reste le pire des crimes en France, mais rien surtout qui puisse déplaire à quiconque. Après tout, le critique est un homme, ou une femme, il est là pour recevoir les paillettes qu’il disperse – toujours le même glissement progressif de la vérité : j’aime bien La Tordue, je suis comme La Tordue, je suis La Tordue, et là, mensonge énorme, je suis un artiste – rires ! Avec La Tordue, évidemment, c’est facile, infiniment plus qu’avec Vaquette – note pour moi-même : remplacer Vaquette par Costes, je passerai pour moins antipathique, prétentieux – qui répète inlassable, qui le prouve surtout : « J’suis pas d’ton monde, j’veux pas qu’on nous confonde » (oui, je l’ai volé à Joey Starr, toujours lui), et tu le sais, ou du moins, tu le sens. « On est d’une autre race », n’est-ce pas ? Vous lui avez craché à la gueule à Ferré, longtemps, et, maintenant qu’il est mort, qu’il ne peut plus vous contredire, vous remettre, vous laisser à votre place, vous insulter diriez-vous – mais est-ce que Vaquette vous insulte lorsqu’il vous rêve meilleur ? oui, finalement –, vous en profitez pour aller dépecer son cadavre et faire ses poches.

Pourquoi l’excellence, lorsqu’elle est morte, vous est infiniment plus sympathique que lorsqu’elle survit, malgré vous ? Comprenez-moi bien, que vous ayez mauvais goût aujourd’hui, c’est votre problème. Mais comment se fait-il que vous ayez si bon goût trente, cinquante, cent ans après ? Comment écouter Ferré, et, le même jour, Juliette ? Pourquoi est-il impossible d’exposer aujourd’hui un tableau un tant soit peu violent dans une galerie parisienne, quand partout fleurissent des copies serviles de Picasso ou de Bacon ? Pourquoi les sales petits cons mauvais qui jouent du Dario Fo au Festival Off d’Avignon et qui joueront J’veux être Grand et Beau dans vingt ans, crachent et tapent sur Vaquette dans la rue ? Pourquoi ne lisez-vous plus Paul Bourget, lui que vous avez adulé et couvert d’honneurs, de distinctions, pendant que Léon Bloy mendiait devant sa porte de quoi enterrer son père ? Parce que vous avez changé ? vous avez progressé ? vous vous êtes amendés même ? – vous y croyez, vous ? Ou bien alors, parce que la société est – vous voyez, on y revient – et que les artistes (je parle de nous, pas de mes navrants collègues bien sûr) sont en avance sur leur temps (souvenez-vous, c’est la formulation qui excuse) : un artiste est un artiste quand il a transformé le public, non ? Au bout du compte, vous n’avez rien à vous reprocher, vous faites pour le mieux – on ne pouvait pas savoir ! Ça ne vous rappelle rien cela ? Quand on ne sait pas, on ne dit pas, ou alors, on demande. On ne pouvait pas savoir ? Si, on pouvait, la preuve, moi, je sais, vous n’aviez qu’à me demander.

Fin de la digression

Digression

Il y a quelque temps, Edwy Plenel, rédacteur en chef du Monde a réagi violemment à une critique du journalisme et des journalistes dont Serge Halimi, du Monde diplomatique, s’est fait une spécialité. C’est exactement ça le triomphe du quatorze. Edwy Plenel, qui n’est sûrement pas à compter parmi les pires, est profondément blessé par l’existence même du Monde diplomatique. Pourquoi ? Parce qu’elle est la preuve tangible qu’un autre journalisme infiniment plus exigeant est tout à fait possible, d’ailleurs, ce n’est pas un hasard s’il n’est pas rédigé, en grande partie, par des journalistes. Le Monde diplomatique (comme d’ailleurs Pierre Carles ou Denis Robert – Denis Robert, vous connaissez au Monde, non ?) délégitime de fait le discours de tous les journalistes, de tous sur tout : on n’y peut rien, on fait le mieux possible, compte tenu des contraintes – c’est faux ! (et toi, ta gueule ! le pigiste qui t’autocensures tout le temps, parce que « c’est de la faute au rédacteur en chef qui prend pas les sujets trop hards, mais attention, c’est pas de la censure, c’est le public qui veut pas lire ça, entendre ça, voir ça » – nous sommes d’accord, les gens sont donc des cons – eh bien, fais comme moi, Edwy, dis-le au moins). Oui, monsieur Plenel, Le Monde est médiocre, il vaut quatorze, comme les livres, les films, les disques défendus, promus pardon, dans vos colonnes (ou celles de Libération et des autres, évidemment) sont médiocres, et vous en êtes responsable, parce que vous manquez d’exigence, Vaquette dirait de courage et d’ambition. Alors oui, vous réagissez violemment, parce que si on brise la loi du silence, le mensonge du Goncourt, le mensonge qu’est l’excellence admise du Monde (ou de Télérama, ou de Gallimard, ou de qui vous voudrez dans l’establishment culturel – envoyez vos dénonciations à lecorbeau@vaquette.org), alors, il ne vous reste rien, et vous le savez, comme le savent tous les critiques et la plupart de ceux qui exhibent fièrement le mot artiste sur leur carte de chômage, et qui, eux, ont l’élégance de boire pour noyer leur néant.

Fin de la digression

— Non d’Astignac, nous ne sommes pas les mêmes. Oui, votre culture m’emmerde, parce qu’elle est stérile. Ne vous méprenez pas, je vous trouve des qualités peu ordinaires, vous êtes évidemment supérieur à l’immense majorité de vos contemporains, et, pour poursuivre mon analogie scolaire, je dirais que vous êtes au-dessus de la moyenne, nettement, peut-être même valez-vous plus que quatorze, mais sûrement moins que dix-huit, moins que moi. Et c’est justement cette valeur qui vous rend inexcusable – c’est injuste, non ? Vous pourriez, vous devriez atteindre le dix-huit, le dix-neuf, l’inaccessible vingt, mais vous craignez de perdre l’estime de vos professeurs, leur sympathie en tout cas. Meilleur, vous risqueriez, comme moi, de ne pas être noté mieux, peut-être même moins bien, et d’être finalement exclu à la première occasion, de perdre votre place, et vous y tenez, à votre place. À cause de cela, vous resterez là où vous êtes, stagnant, toujours : quel gâchis ! En ce sens, vous êtes un « ennemi de classe » pour moi – comprenez classe comme vous voulez. Vous êtes vieux, et ce n’est pas une question d’âge. À quinze ans, une de mes premières maîtresses trahissait Brel en chantant : « Il nous fallut bien du talent pour être adultes sans être vieux », déjà, elle, elle était perdue.

Interlude

Même pas vrai. À l’époque, j’arrivais pas à me faire de meuf’, et j’avoue, je ne l’ai pas besognée, trop vite, dans les toilettes du lycée. Comme elle doit le regretter à présent, avec ses trente-cinq ans, bientôt, ses vergetures, déjà, son mari, et ses deux gosses probablement – oui, que je l’ai eue ou non, elle, elle perd toujours à la fin.

Fin de l’interlude

— Lorsque disparaîtra mon insatisfaction adolescente, puérile, naïve, immature, employez le terme qui vous complaît, lorsqu’elle ne sera plus le moteur qui me fait progresser justement chaque jour en tant qu’homme, j’allais dire en tant qu’adulte, alors, ce jour-là, laissez donc monsieur Victor m’assassiner, je ne serai plus bon à rien ni à personne. Oui, vous êtes vieux, et votre culture est stérile, parce que la culture rend stérile, parce que, à trop savoir, il est d’autant facile de répéter, de sombrer dans le « tout a déjà été dit, tout a déjà été fait », puis, toujours par le même glissement progressif, « tout est inutile, à quoi bon ? » Cela ne donne pas même naissance à un nihilisme destructeur et brillant, je dirais, comme toujours, joli, peut-être beau, non, il conduit à la pire des laideurs, le vieillissement bourgeois : rien ne vaut la peine de rien, si ! – la laideur est là, bien sûr – préserver ma vie, mon confort. Oui, la culture stérilise, et probablement faut-il brûler les écoles, les écoles d’art du moins, qui forment, au mieux, de bons copistes, l’exact contraire d’un artiste. Avec de l’inculture remarquez – écoutez du hip-hop (sauf nwa, sauf Svinkels, sauf tous ceux que je cite et que j’aime bien, finalement) – on croit inventer quand on ne fait que copier, sans même s’en rendre compte, un fond d’inculture populaire. Alors ? la solution ? Beaucoup de culture finalement, mais infiniment plus encore de rage iconoclaste, pour briser tout, tout ce qu’on a appris déjà. Non, ce n’est pas une digression, je parle encore de vous. Votre culture est un outil fabuleux, mais que vous avez dévoyé. Il devrait servir à la révolte, vous l’utilisez pour la lutte, la lutte pour la place. Votre intelligence, votre sens social, votre autorité naturelle, le contrôle admirable que vous avez de vous, votre ouverture d’esprit, car vous êtes incontestablement moins borné que la plupart, votre ambition, votre culture surtout, tout cela, ce sont des outils, superbes, mais ce ne sont que des outils. Qu’en faites-vous ? Le prisonnier dans sa cellule, s’il veut s’évader, il creusera un tunnel. Certes, il peinera infiniment plus avec une petite cuillère qu’avec un marteau-piqueur, mais, s’il veut vraiment sortir, jusqu’à ses ongles lui suffiront, quand son voisin de cellule, armé d’une tracto-pelle, restera à l’intérieur (à l’étroit lui aussi, à cause de la tracto-pelle) par peur que le bruit n’attire les gardiens, par incapacité à imaginer une évasion réellement possible. Moi, je creuse, avec un bulldozer bien sûr, à la dynamite aussi, souvent, mais à choisir, je suis du camp de ceux qui creusent, pas de ceux qui ont un bulldozer et de la dynamite, et qui, d’ailleurs, pour la plupart, construisent les prisons. C’est un grand privilège d’être doué pour tout, une grâce même, c’est aussi un devoir. Votre valeur, d’Astignac, car j’insiste, vous en avez à mes yeux, à quoi sert-elle ? À citer des auteurs qui, à chaque phrase prononcée, pourraient se lever d’entre les morts pour vous montrer du doigt : et toi ? fais-tu bien ce que tu répètes ? et puis aussi, pour écrire simplement une de ces phrases, as-tu payé, es-tu crevé seul contre tous ? et la réponse, bien sûr, serait deux fois non – « Tique, tu as plus de sang que moi », voilà la dernière phrase du chien exsangue. À quoi servez-vous ? À quoi servez-vous, d’Astignac ? À donner les meilleures places aux pires ?

— Ah ! nous y voilà. C’est donc une question de place ? Je vous offre celle que vous voulez. Procureur, juge, chef de la police, président de l’Académie des sciences, ministre même, ministre de la Culture, cela vous tente Vaquette ? – je ne plaisante pas. Vous voulez la place de Pipard ? Je vous la donne à l’instant, sa tête en prime. Mieux encore, je vous fais publier au Seuil, passer chez Ardisson, faire la couv’ des Inrocks, jouer quinze jours à la Cigale, gagner la grosse caillasse, la bm, les tasses et la paire de Nike. Alors ?

— Je signe où ? Sérieusement, vous me donnez la place que je veux ?

— Oui.

— D’accord. Nommez-moi champion du monde du cent mètres papillon.

— Vos provocations ne m’irriteront pas, savez-vous ?

— Je sais, je suis même distrayant pour les gens comme vous. Mais ce n’est pas une provocation. Je suis sérieux. Alors ?

— Vous savez bien que c’est impossible.

Digression

Vaquette est un gros enculé de libéral. Je suis un gros enculé de libéral. Je suis pour la compétition sociale, parce que l’ambition et l’émulation sont génératrices d’excellence, parce que, aussi, la compétition est juste. Rappelons en effet qu’on ne fait pas courir ensemble les plus de soixante ans et les moins de vingt-cinq, les hommes et les femmes, les handicapés et les valides, les brasseurs et les crawleurs. Qu’on ne compare pas des temps sur cinquante et sur mille cinq cents mètres. Qu’on a les mêmes conditions de course que l’on soit fils de nageur, ou fille d’immigrés roumains. Que l’on est déclaré vainqueur lorsqu’on touche le premier le mur à l’arrivée, que Télérama (disons L’Équipe), dans une boîte de nuit goudou et branchée, trouve que vous nagiez infiniment mieux, ou pas, que vos adversaires, que vous ayez sucé ou non les juges. Enfin, et surtout (mais Vaquette est-il finalement réellement libéral ?), le vainqueur est avant tout fier de son temps, de sa victoire sur lui-même, d’avoir approché ses limites, il sait le jeu qu’est la compétition, serre la main du dernier, souvent avec une fraternité sincère, en tout cas, jamais il ne noiera un adversaire sous prétexte qu’il a perdu, qu’il est plus faible, qu’il peut en profiter.

Fin de la digression

— Voilà, tout est là. Je suis certain, en guise de commentaire, que vous allez d’ailleurs nous éclairer la scène d’une citation bienvenue… si, si… j’insiste.

— « Des services ! des talents ! du mérite ! bah ! soyez d’une coterie » – Télémaque.

— Vous voyez. Encore une phrase qui vous délecte, et pourtant (je vais citer à mon tour) : « Vous faites tout le contraire de ce que vous dites, tout le temps » (Vaquette). Vous êtes trente autour d’une table d’état-major, et, dans votre poche, il y a Balzac, Bernanos, Bloy, Sade, ou Vaquette, et vous vous dites, « Je ne suis pas comme eux », et cela vous suffit. Peut-être même êtes-vous trente autour de la table, avec chacun un livre dans votre poche qui vous dites, à vous-même, « Je ne suis pas comme eux. » Mieux encore, vous êtes vingt-neuf autour de la table avec un livre dans la poche, et le trentième, dont la poche est vide, vous regarde et sourit, il est comme vous pourtant.

— Le mépris que vous affichez pour moi, votre paternalisme même, commencent sérieusement à m’échauffer. Vous êtes injuste, et je ne serai pas le premier personnage de ce roman à vous le reprocher.

— Vous pensez à Bixente ? Lui, au moins, était à mes côtés au combat, ça me le rend infiniment plus estimable. Voulez-vous un adage vaquettien ? « Si tu ne veux pas être méprisé, ne sois pas méprisable. » Plus vaquettien encore ? « Si tu veux être haï, sois admirable. »

Interlude

Si tu veux être estimée, sois estimable, si tu veux être aimée, sois aimable, si tu veux être désirée, arrête les bas résille, les chaussures compensées et la jupe moulante ras-la-foune, ou apprends au moins à sucer. Et puis, si tu veux que quelqu’un s’intéresse à toi, tâche d’être un peu intéressante. Oh ! ça, c’est méchant – oui.

Fin de l’interlude

— J’ai une idée, comme toujours. Vous désirez deux choses : que je retourne au combat, et que je vous estime à mon égal, eh bien soit, cela ne tient qu’à vous. Dans un premier temps, déjà, faites acquitter Jasper l’IncroyablE, j’y tiens, puis, partons en mission, sur le terrain, simplement tous les deux, ensemble – voulez-vous ?

— Vous savez bien que c’est ridicule.

— Pourquoi ? Vous êtes général. Probablement savez-vous mieux vous battre qu’un simple colonel.

— Arrêtez Vaquette !

— D’accord, j’arrête, je crains de vous voir perdre tout à fait votre admirable emprise sur vous-même, mais ne me demandez plus de vous imaginer mon égal. J’ai infiniment plus d’estime pour le Doktor Ickx, chef de la Gestapo, que je n’ai pas assassiné contrairement à ce que pourraient laisser croire vos assertions, mais que je voulais faire évader – voyez, j’avoue – par fidélité, par devoir, par pouvoir peut-être, et qui n’exigea de moi que mon arme pour mettre fin dignement à ses jours. Je doute que vous soyez capable d’un tel geste. Moi, j’en suis capable, et cela nous sépare – patience, il ne me reste que quelques chapitres pour savoir si je mens. Oui, le Doktor Ickx avait raison, je ne serai jamais au centre de votre monde, ce rôle vous est dévolu, probablement surtout à d’autres d’ailleurs, encore plus haut placés. Non d’Astignac, je ne veux pas de la place que vous m’offrez, et je regretterai de ne pas être publié au Seuil, quoique… (interlude : quant aux tasses, dans la bm, qui font la planche, ou, au mieux, jouent à la pute de porn’ comme leurs petits frères jouent aux bad boys du gangsta rap…), car ce serait la clef de ma cellule, bien sûr, mais assortie de la menace de m’enfermer de nouveau s’il me prenait l’envie de faire un tour un peu trop long, un peu trop loin dehors, non, pire peut-être, assurément plus pervers, retors, machiavélique, assortie de la promesse de ne jamais sortir, sans vous en demander l’autorisation préalable du moins. Je regarde le sol, je regarde les grilles, je regarde la clef que vous me tendez, et je préfère continuer à creuser par moi-même, et, seul, obtenir ma liberté. Ne vous inquiétez pas pour moi, je gagne toujours à la fin. Si vous préférez, je suis certain que vous ne me liquiderez pas, parce que je suis indispensable au monde, quand vous ne lui êtes qu’utile.

— Vous êtes ridicule de fatuité.

— Sûrement, mais c’est par ce qu’on se croit, qu’on feint de se croire pour exaspérer ses… « ennemis de classe », irremplaçable, que l’on grandit chaque jour par l’exigence, que l’on finit vraiment indispensable, et immortel aussi. Et puis, je ne suis pas si imprudent que vous pourriez le croire, j’ai encore une dernière carte dans ma manche, deux même : Artémise et Bixente. Vous pouvez me lâcher, salement, eux ne m’abandonneront pas.

— Vous témoignerez donc ?

— Évidemment.

— Votre mégalomanie, votre égocentrisme, votre outrecuidance, votre mépris des gens vous aveuglent tout à fait. Tant pis pour vous. Je vais vous dire adieu, pas même bonne chance, sur une ultime citation, malgré votre sourire méprisant. Elle est prophétique, je n’en doute pas, d’ailleurs écrite par quelqu’un qui, bien avant vous, s’est essayé à cette stratégie du suicide : Léon Bloy, bien sûr. Oui, bientôt, et je ne sais même plus si je le regrette, vous allez « sentir le néant de la force, l’inutilité de l’héroïsme, la désespérante vanité de tous les dons ».

Il sort.