Chapitre 53
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Vaquette=SS

— Accusé, levez-vous. Veuillez décliner vos nom, prénom, âge et qualité.

— Jasper l’IncroyablE, monsieur le président, depuis bientôt treize ans. Quant à mes qualités, elles sont si nombreuses qu’un énoncé exhaustif réduirait à néant vos espoirs d’expéditive justice.

Le juge sourit, d’entrée. Le public, lui, ne sourit pas, car le procès se déroule à huis clos, dans le cadre d’une cour spéciale mixte composée de trois civils (le procureur, le président et le représentant de l’État – le préfet Pipard), et de deux militaires (un officier et un sous-officier assesseurs). Un avocat, sanglé impeccablement dans son uniforme de colonel, de prestigieuses décorations à la poitrine, complète le tableau et porte à trois, avec l’accusé, le nombre de personnes qui ne semblent pas hostiles. Le procureur prend la parole :

— Monsieur le juge, veuillez noter cet outrage à la cour et exiger du prévenu des réponses un peu moins fantaisistes que lors de son interrogatoire de police.

— Accusé, veuillez vous lever de nouveau, et décliner vos nom, prénom, âge et activité professionnelle réels.

— Monsieur le président. Loin de moi l’idée de vouloir insulter par simple distraction drolatique des personnages aussi respectables, aussi vénérables, je dirais aussi magistraux que vous, à qui l’on doit tout, à commencer par le respect et une petite pipe dans la salle de délibération, après l’acquittement bien sûr, mais n’y voyez là qu’un geste amical et aucunement un outrage, pas même une tentative de corruption. Oui, ami-camarade président, il est vrai que quant à ma qualité, je vous avais mal entendu. Je vous prie donc, tremblant, d’accepter à genoux – voyez, nous y revenons – mes excuses les plus humbles, les plus dociles, les plus effacées même. Ma qualité, monsieur le président, la voici : je suis modestement bouffon.

— Monsieur le président, nous vivons là un scandale inacceptable. Je demande que le prévenu, s’il ne veut pas changer d’attitude, soit immédiatement raccompagné en cellule afin que son procès puisse se dérouler dans une ambiance sereine et propice à la manifestation de la vérité.

— Monsieur le procureur, veuillez garder votre sang-froid, je vous prie, et ne plus à l’avenir interrompre intempestivement les débats que je mène seul et impartialement conformément à la lettre et à l’esprit de la loi. Il est évidemment inconcevable de juger, a fortiori de condamner un homme sans l’entendre au préalable. Les temps ont changé, souvenez-vous. L’attitude du prévenu est effectivement pour le moins farfelue, mais j’ai vu pire en trente ans de carrière, plus inacceptable en tout cas, que je sache, le prévenu ne s’est encore jeté à la gorge de personne, non ? Bien. Poursuivons donc sereinement ces débats, comme vous le réclamiez d’ailleurs il y a un instant. Accusé, ne restez pas à genoux, voulez-vous ? Merci. Vous vous nommez bien Meunier Hervé, né le 18 juin 1906, et exercez comme activité professionnelle déclarée le digne métier d’auteur. Ces informations sont exactes, n’est-ce pas ?

— Eh bien non, votre altesse, ce n’est pas. Je persiste, je signe, et je pose, je vous pose, cette question brûlante qui est l’âme du dossier : qui accuse-t-on aujourd’hui ? et de quoi ? Accuse-t-on Hervé Meunier, trente-huit ans, qui vit depuis quatre ans, depuis longtemps avant même, une existence paisible, pacifique et recluse ? Alors, de quoi l’accuse-t-on puisqu’il ne fait rien ? Ou bien n’est-ce pas plutôt Jasper l’IncroyablE, né il y a treize ans du cerveau que vous diriez malade d’Hervé Meunier, qui, oui, certes, il est vrai, est alors son complice mais le crime est prescrit, non ? N’est-ce pas plutôt Jasper l’IncroyablE, bouffon de son état, noble état, qui consiste à dire la vérité au prince qui, jadis, vous garantissait l’impunité pour vos impertinences, et souvent même aussi pour vos pertinences, mais les temps changent pour le malheur des hommes et le bonheur des juges, les rois sont défunts, pleurons-les, à bas la République !

— Monsieur le juge, notez. C’est un scandale !

— Calmez-vous monsieur le procureur. Oui, j’ai noté, notez à votre tour que le délit d’opinion, même royaliste, a à présent disparu. Prévenu, poursuivez.

— N’est-ce pas plutôt Jasper l’IncroyablE disais-je qu’on accuse aujourd’hui d’avoir écrit puis proféré d’hardies paroles dont le timide Meunier eût été incapable ? Je vous le demande monsieur le président, mais je sais la réponse, la réponse est oui, bien sûr, et puis c’est tout. Alors, me direz-vous, et si ce n’est vous c’est donc moi, votre frère, oui ! car ne sommes-nous pas tous frères, mon fils ? oui, moi, je vous dis, mieux, je vous demande : Hervé Meunier doit-il assumer seul la responsabilité des agissements de son indigne enfant, quand la société tout entière est responsable du monstre qu’elle a contribué à créer ?

Digression

Observez avec quel plaisir, quelle délectation, quel bonheur même, les journalistes révèlent le vrai nom de Joey Starr – décidément, toujours lui – à la première occasion venue (concours du plus joli pitt-bull de Saint-Denis, discussion informelle avec une hôtesse de l’air, concert caritatif au profit des orphelins de la police, échange métaphysique avec un chimpanzé…), comme pour dire : bien sûr, il est connu, lui, il (se) tape plein de gonzesses, lui, il parle vraiment aux gens, de façon peut-être contestable, mais infiniment moins servile que moi (c’est le journaliste qui s’exprime, évidemment), et pourtant, ce n’est pas un extra-terrestre, la preuve, lui aussi, il a un vrai nom, comme moi, et, toujours par le même glissement riemannien de la vérité, il en déduit, rasséréné : il est comme moi, puis, l’alcool bon marché aidant (essayez d’acheter du Haut-Brion avec une paye de pigiste), il est moi, je suis Joey Starr. Alors, le journaliste aviné sort dans la rue, prend sa voiture, fonce à Saint-Denis, et là, existant enfin comme un homme pour la première fois de sa vie, hurle dans la nuit, ivre de joie : « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? », avant de croiser quelques skinheads ou quelques branleurs de banlieue, moins blancs mais tout aussi accorts, qui finalement, lui mettent la fièvre, pendant des heures.

Fin de la digression

— Monsieur le président ? Je demande à intervenir.

— Mais faites, monsieur le procureur, je vous en prie, faites.

— Écoutez, monsieur Meunier Hervé, je vois clair dans votre petit jeu, mais votre stratagème n’aboutira pas, faites-moi confiance. Vous espérez plaider l’irresponsabilité ? C’est cela ?

— Grand Dieu ! Non ! Que nenni ! À ça mais ! Monsieur, il n’est pas ! Je plaide au contraire, moi seul, la responsabilité dans un monde inconséquent. Monsieur le président, dites-moi, qui fait les procès, les prisons, la gestion sécuritaire des problèmes sociaux ? Messieurs les assesseurs, dites-moi, qui fait les guerres, les armes, les viols, les tortures ? Monsieur le préfet, dites-moi, qui fait les bavures, les assassinats politiques, les abus de pouvoir, la répression des manifestations syndicales ? Monsieur le procureur, dites-moi enfin, qui vient au tribunal en robe rouge comme la première tarlouze de chez Michou venue ? Assistons-nous à un procès, ou à l’élection de Miss Drag-queen ? – ça va chauffer dans les bermudas. Messieurs les courtisans, messieurs de la cour pardon, qui surtout ici veut tuer l’art, la plus grande, la plus belle conquête de l’homme après le cheval, mais avant la femme, la plus essentielle des richesses du monde pour la remplacer par une pensée servile, rabâcheuse, rabat-joie, qui affiche sans relâche son faux courage, sa fausse provocation, sa fausse audace, sa vraie servilité à l’égard des idées dominantes de son époque paraît-il bientôt démocratique et libérale ?

— Ne dites rien monsieur le procureur, je vous rassure, oui, j’ai bien noté les assertions, disons insolentes du prévenu, à défaut d’être impertinentes comme il l’a lui-même signalé. Monsieur Meunier – si cela ne vous chagrine pas trop, nous poursuivrons avec ce patronyme, malgré vos réserves –, vous avez déclaré successivement lors de l’interrogatoire de police, que vous étiez marié avec, je cite, six femmes qui vous avaient donné, chacune, dix-huit enfants, puis, célibataire, veuf (de guerre), homosexuel enfin, lesbienne même – étonnant. Vous avez déclaré que vous ne pouviez pas être antisémite parce que juif, puis parce que votre mère était juive, puis votre sœur, puis votre chien, également que vous étiez catholique, musulman, animiste, pour finir en affirmant être l’incarnation vivante du dalaï-lama. Votre âge a oscillé entre neuf mois, avant la naissance, et quinze milliards d’années (je passe rapidement les étapes nombreuses entre les deux), enfin, vous nous avez fait voyager à travers le monde et ses mille métiers. Je retiendrai, entre autres parmi les plus distrayants, prostitué à Manille, danseur du ventre à Khartoum, grand mage marabout à l’Alcazar, et même casque bleu sur le mont Igman. Pourriez-vous expliquer à la cour cette richesse dans votre réalité ?

— Quant à ma vie intime, votre seigneurie, elle n’appartient qu’à moi, et que je suce des bites en goûtant au plaisir du cuir qui flagelle (si cela peut me faire détester par quelques abrutis homophobes, tant mieux), ou que je me livre à la besogne matrimoniale sur le corps marmoréen de la mère de mes enfants, comme disent pudiquement – poétiquement dirait mon avocat – ceux qui n’admettent pas ou plus de voir en leur concubine une maîtresse que l’on persiste malgré les années à toujours baiser sauvagement, cela ne concerne ni vous, ni les argousins voyeurs dont la sexualité se réduit à caresser leur matraque – voulez-vous que je vous chante une chanson ?

Interlude

Sagesse populaire : l’épithalame passé, besognons la mariée.

Fin de l’interlude

— Non merci. Poursuivez s’il vous plaît.

— Quant à savoir si mon cœur renferme un amour unique, grand et beau, peut-être éternel, c’est un secret bien trop précieux pour l’offrir aux commentaires malséants de la vulgarité mondaine. Suis-je juif ou goy ? Évidemment, pour la plupart, le sujet, dans mon cas, est d’importance. Aussi, quelle joie de passer pour goy, ou mieux, antisémite, auprès des Juifs pour qui ce simple fait, être juif, est un titre (car oui, aussi baroque, aussi excentrique, aussi étrange, disons-le, que cela puisse paraître aux yeux de l’IncroyablE, il est des gens – juifs ou pas juifs, car tel n’est pas le propos bien sûr – qui éprouvent une fierté bien réelle, non pas pour ce qu’ils sont, mais pour là d’où ils viennent, comme s’ils en portaient la moindre responsabilité, mieux, le moindre mérite – mais pardon, je m’égare et mon merveilleux avocat appellerait cela une digression), oui donc, quelle joie de passer pour goy, ou mieux, antisémite, auprès des Juifs pour qui ce simple fait est un titre, auprès des quelques-uns pour qui cela est mieux, une absolue supériorité, un outil politique aussi. Et puis surtout, quel plaisir de passer pour antisémite auprès de mes ennemis-camarades censeurs, comme il m’eût été doux de passer pour juif, il y a quelques mois encore, auprès d’autres censeurs qui à mes yeux sont les mêmes, bien qu’objectivement plus dangereux (mais Jasper l’IncroyablE a-t-il vocation à être objectif, et pourquoi pas modéré et de bonne foi ?), oui donc, quel plaisir de passer pour juif auprès des antisémites, auprès aussi de tous ceux qui ne le sont pas, enfin, qui ne l’avoueront jamais, à commencer à eux-mêmes un soir d’ivresse (ou de pogrom), mais qui penseront pourtant du fond de leur âme minuscule : « Ah ! je comprends mieux, c’est pour cela que Jasper l’IncroyablE peut se permettre tout au long de ce chapitre quelques saillies drolatiques d’un goût douteux qu’un Goy se serait interdit, les Juifs, entre eux, quand même, ils ont tous les droits… » Non messieurs, je ne vous dirai pas si je suis juif ou bien méchant gentil, parce que, quant à moi, le critère d’appartenance raciale, je m’en chaut comme du spectacle de monsieur le procureur au Banana Café, essentiellement surtout, parce qu’il ne donne à mes yeux aucun droit supplémentaire à proférer, ou ne pas proférer, telle ou telle assertion, telle ou telle plaisanterie. Oui, j’ai menti aussi sur mon âge, et bien voilà j’avoue, Jasper l’IncroyablE est coquet, et puis, un matin, il se réveille et il a dix-sept ans, et il n’est pas sérieux, tragiquement quelques heures passent, et il se sent brutalement devenir vieux, et pourtant aussi peu sérieux. Quant à sa profession comme vous dites, en a-t-il seulement une ? Bouffon, est-ce un métier ? Oui, monsieur le président, je mens, énormément. Sur quoi au bout du compte ? Sur l’existence factuelle de Jasper l’IncroyablE ? Qu’est-ce ? Au mieux un mythe, une légende que je soigne car elle seule m’importe, mérite ma considération. Après tout, c’est la meilleure part de moi-même, celle que je désire du moins présenter à mes navrants contemporains. Nous faisons tous cela, non ? mentir en société. Et puis, ami-camarade président, permets-moi de te faire une confidence qui me révèle presque entier. Je vis fort peu dans votre monde, le vrai monde comme vous dites. Réellement, oui, réellement, Jasper l’IncroyablE y passe infiniment moins de temps que dans ses Fraunhofer vains, et ce n’est pas une pitrerie formelle, une insignifiante provocation, sois-en certain ami-camarade magistrat, mais le quotidien tangible de l’existence jasperienne.

Digression

Fraunhofer. Physicien allemand, 1787-1826. Vulgarisation : l’espace de Fraunhofer est un espace virtuel (c’est-à-dire sans existence physique réelle) utilisé comme artifice mathématique afin de simplifier la résolution des problèmes de diffraction. Pratiquement, on passe dans cet espace où se résolvent plus aisément les calculs avant de retourner de nouveau, par un calcul inverse, simplement à la réalité (ou plus exactement à sa modélisation). Par extension, le terme désigne, en langage vaquettien, un espace virtuel, certes, mais pourtant en prise directe avec la réalité, permettant de simplifier grandement l’appréhension de celle-ci. Je dirais même qu’il est souvent plus exact, plus pertinent que ladite réalité, puisque moins perverti par les erreurs de calcul.

Fin de la digression

— Oui, Jasper l’IncroyablE ment. J’ai pris cette salvatrice habitude d’abord par jeu, ensuite par défense, enfin, parce que convaincu que tout cela n’est guère signifiant, savez-vous ? Au poker, bluffer n’est pas tricher. Sur l’essentiel, je suis certain même d’infiniment moins mentir que la plupart, qui vous diront leur âge, le nom de leur femme, de leur mari, probablement fièrement s’ils sont juifs ou catholiques, mais aussi qu’ils sont heureux, et puis, zélateurs de la France, et de Pétain, il y a quatre ans, pour aujourd’hui, avec la même sincérité bien sûr, se révéler défenseurs de la France, éternelle, et de de Gaulle bien sûr. Jasper l’IncroyablE lui, sachez-le, n’est pas dupe un seul instant de sa faconde mythomane, ce n’est pas là la moindre faille qui le sépare probablement à jamais de l’humanité tout entière.

— Bien, venons-en donc aux chefs d’inculpation que monsieur le procureur se fera une joie, n’en doutons pas, de vous détailler. Ils sont nombreux, vous verrez, et assez distrayants pour la plupart. Quant à moi, un seul a véritablement retenu mon attention. Vous êtes accusé, monsieur Meunier, d’appel au meurtre, c’est une accusation grave, pour avoir écrit, puis déclamé, chanté à tue-tête dans la rue je lis même dans le procès-verbal de votre arrestation, ces trois mots que je répète avec une réserve certaine : « Mort aux Juifs. » Reconnaissez-vous les faits ?

— Il dépend.

— Monsieur Meunier, avez-vous oui ou non chanté en place publique « Mort aux Juifs » ?

— Oui, monsieur le président.

— Vous plaidez donc coupable quant au chef d’inculpation d’appel au meurtre.

— Évidemment non.

— Je ne suis pas sûr de tout à fait saisir votre réponse monsieur Meunier, soit c’est oui, soit c’est non.

— Prenez la métonymie, par exemple, monsieur le président, ne la gardez pas, rendez-la moi, elle m’est utile, souvent. Mon ami-camarade avocat, ici présent, est tueur de son état, les gris-gris en métal qu’il porte à la poitrine l’attesteront d’ailleurs aux yeux de la cour. Si je vous dis qu’il refroidit ses contemporains, comprendrez-vous qu’il les occit, ce que faisant d’ailleurs, il cacographie et solécisme sans nul respect pour notre si belle langue, ou bien, qu’armé d’un canon à neige, d’azote liquide ou d’un simple congélateur, il cherche à abaisser leurs températures corporelles ? Pour parler plus simplement à l’attention de nos amis-camarades assesseurs, procureur et préfet que ma faconde pourtant bientôt légendaire – j’ose espérer d’ailleurs que ce ne sera pas à titre posthume… n’est-ce pas, monsieur le président ?

— Poursuivez. Vous en étiez rendu à la métonymie.

— Oui, donc, pour parler plus simplement à ces messieurs que ma faconde bientôt légendaire et peut-être posthume ne semble aucunement dérider, je leur dirais simplement : comment vas-tu, Yaud’poêle ?

— Eh bien, monsieur Meunier ? Poursuivez.

— Mais que diantre, monsieur le président, mon brave, ma démonstration est achevée. Allez ! pitié pour les juges ! j’explique. Lorsque je dis simplement : comment vas-tu Yaud’poêle ? me suis-je mépris sur vos patronymes sous l’effet d’une surdité induite par l’abus des plaisirs solitaires ? Ou bien, ce que mes mots semblent dire, n’est pas ce que je dis ? Il est malheureux messieurs qu’à vos grands âges – ne dites pas non, oui, vous êtes cacochymes – une gentille fée ne se soit pas penchée sur votre quiétude régalienne pour vous apprendre un vocable nouveau, le mot humour qui rédime, ou plutôt, non, mais qui à défaut de sauver l’âme, sauve bien souvent l’esprit. Oui, Jasper l’IncroyablE manie avec élégance ce raffinement, ce jeu désintéressé, cette pirouette de l’intelligence, cette grâce divine si loin des sordides pitreries des bites que vous avez passées en des cirages réglementaires lors de votre apocryphe jeunesse (en plus d’être défunte).

— Je ne vous suis plus, monsieur Meunier. Si « Mort aux Juifs » ne veut pas dire « Mort aux Juifs », alors, qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment sait-on qu’à un instant si grave, vous employez ce que vous appelez « l’humour » ?

— Et comment sait chacun qu’il ne se nomme pas « Yaud’poêle » ? Parce qu’on lui a appris ? Eh bien apprenez l’esprit jasperien dans sa grandeur, ou bien crevez la gueule ouverte – c’est de l’humour. Quant à savoir ce que veulent dire ces trois mots, drolatiques dans ma bouche, évidemment sinistres dans d’autres bien souvent contemptrices du grand mythe jasperien d’ailleurs, il eût suffi, laquais ! de vous pencher rien qu’un instant sur l’intégralité du texte injustement incriminé. Est-il ici quelqu’un intéressé à sauvegarder, à retrouver sa dignité, qui l’ait fait avant d’oser une accusation manifestement si grossière, liberticide aussi, grotesque je dirais ?

Une seule voix répond, la mienne, bien sûr.

— Moi.

— Voilà messieurs, prenez en exemple mon merveilleux défenseur qui, à quelques erreurs morbides de jeunesse près, est ostensiblement parfait. Ami-camarade assassin, avocat pardon, veuillez avoir l’extrême amabilité, ou à défaut la parfaite conscience professionnelle, d’expliquer à notre ami-camarade président qui semble, avouons-le, infiniment moins borné que ses vassaux assesseurs et autre tarlouze du Queen – on t’a reconnu, procureur !

— Monsieur Meunier, s’il vous plaît.

— Je vous remercie président.

— Je vous en prie monsieur le procureur, tout le plaisir est pour moi. Prévenu, poursuivez.

— Monsieur le président, je trouve le public dissipé et je me plaindrai, soyez-en certain, à l’organisateur de ce spectacle abracadabrantesque qui n’est pas digne d’un grand professionnel comme moi. Les costumes déjà. Madame la drag-queen n’a pas même de talons hauts, ses bas résille sont cachés par la longueur de sa robe – montre-la nous ta foune, la danseuse ! –, quant au maquillage, qu’en dire, si ce n’est qu’on voit sa barbe. Oui, oui, ne dites rien, Jasper l’IncroyablE sait : il cesse à l’instant. Bien, ami-camarade avocat, expliquez donc à la cour – car n’en doutez pas, je vais achever ma phrase avant votre patience – le sens profond de ma drolatique chanson.

— Monsieur le bâtonnier ?

— Colonel, je préférerais. Merci.

— Colonel, la parole est à vous. J’espère que vous l’utiliserez d’une façon moins fantaisiste que votre client.

— Quant à la forme, n’en doutez pas, monsieur le président. Quant au fond, j’essayerai simplement d’être aussi pertinent que lui. Monsieur le président, monsieur l’avocat général, monsieur le préfet, lieutenant-colonel, adjudant-chef, il est en effet tout à fait regrettable qu’aucune des personnes en charge de ce dossier n’ait prêté la moindre attention aux textes de l’accusé, en particulier bien sûr au texte de la chanson incriminée et intitulée Mort aux Juifs. Nous aurions tous eu beaucoup à y gagner, à commencer par du temps. Que dit ce texte, certes avec humour et une provocation violente non dissimulée, que dit-il sans ambiguïté aucune, comme l’ensemble des écrits du prévenu d’ailleurs ? Il dit le ridicule, pardon, l’ignominie des guerres, des camps, l’inacceptable du génocide juif. Difficile aujourd’hui de condamner un homme pour cela, non ? Il dit aussi la bêtise, le mensonge terrible qu’est le racisme, et pour le dire, Jasper l’IncroyablE manie admirablement le paradoxe : le racisme est un raisonnement faux, donc, un Allemand n’est pas un nazi potentiel du seul fait qu’il naît allemand, mais simplement parce qu’il est homme, comme n’importe quel Juif. Il ajoute alors qu’il se trouvera toujours infiniment plus d’Allemands, de Français, de Juifs ou d’Arabes, d’hommes en général, pour obéir à l’ordre de tuer dans une armée allemande, française, juive ou arabe, que d’Allemands, de Français, de Juifs ou d’Arabes, d’hommes en général, réfractaires à toute forme de violence. Suivez alors son raisonnement, son humour, sa provocation dirons-nous, un Juif, comme tout homme, donc, est un nazi potentiel, et demain, pour peu qu’il en ait le pouvoir, risque-t-il de traiter ceux qu’il considèrera comme ses ennemis, de la même façon qu’il l’est aujourd’hui par les Allemands, pardon, par certains Allemands : les nazis. Il étaye cela d’ailleurs de références passionnantes, en particulier la proximité des Juifs du Bétar avec la pensée et les armées fascistes, armées et pensée avec lesquelles ils sont globalement en accord, si ce n’est finalement, à la marge, sur la nomenclature exacte des races supérieures – oui, j’utilise l’humour, comme mon client – car, somme toute, la pensée d’extrême droite n’est le privilège d’aucune race : discours fondamentalement antiraciste (il cite notamment David Ben Gourion qui commentera bientôt publiquement un article d’Hitler en affirmant : « Je pensais lire Jabotinsky, le fondateur du Bétar – les mêmes mots, le même style, le même esprit », et également Itzhak Shamir qui reconnaîtra que le groupe Stern, une scission du Bétar, avait proposé une alliance au Troisième Reich – décidément, la lecture du Monde diplomatique est édifiante). Sa conclusion, évidemment excessive, et, c’est en ce sens, à cause de l’évidence et à cause de l’excès, que l’on ne peut nier qu’il s’agisse d’humour, est que si l’on veut œuvrer pour une politique pacifiste de prévention des conflits, il faut tuer tout de suite tous les Juifs, et évidemment tous les Allemands, tous les Français, tous les Arabes, et ainsi tous les hommes. Alors, conclut-il, à cette seule condition – ce qui est un constat pessimiste et misanthrope, certes, mais d’aucune façon fasciste, raciste ou antisémite – l’espoir que nous partageons tous, n’est-ce pas ? du « plus jamais ça », deviendra une réalité tangible. Avouez que, à moins de nier la liberté d’expression artistique, le droit à la satire, qui est une tradition française d’ailleurs, je le rappelle, la pénalisation de tels propos, quant à leur fond, n’a pas sa place ici. Cpourquoi, mais il est sans doute un peu tôt, je demanderai la relaxe pure et simple de mon client.

— Monsieur Meunier, confirmez-vous les explications de votre avocat ?

— Monsieur le président, ne vous avais-je pas dit qu’il était merveilleux ? Son explication est limpide et Jasper l’IncroyablE en ce jour de liesse populaire sur ses terres, déclare monsieur Vaquette hagiographe officiel du grand mythe jasperien. Oui, votre honneur – voyez, en ce jour de bonheur, je vous fais même américain – il a raison, sur tout, et Jasper l’IncroyablE en personne, dans sa grandeur, n’eût pas dit mieux – je suis libre ? Ah ! si ! une correction tout de même, nous l’appellerons ajout – plaît-il, vous n’avez pas lu le roman de Vaquette ? Il eût pu préciser par extension, que si une muse charitable avait, dès leur naissance, sacrifié les magistrats sur l’autel du bon goût, Jasper l’IncroyablE vaquerait en cet instant à ses obligations drolatiques et littéraires.

— Ou bien, toujours par extension, si on vous avait fait taire plus jeune, nous n’en serions pas là, n’est-ce pas ?

— Il est vrai, ami-camarade président. À une différence près dont la taille est énorme – cesse de rêver, veux-tu ? ami-camarade procureur –, oui ! à la différence près que Jasper l’IncroyablE, lui, il n’emmerde personne. En d’autres termes, s’il vous sied mieux, disons qu’à la réception d’une invitation pour l’un de ses beaux spectacles – car oui, en plus, Jasper l’IncroyablE s’exhibe ostentatoire – nul n’est obligé de venir l’acclamer, alors qu’il s’interdit, lui, de faire monter sur scène des travelos rouges pour distraire l’auditoire en ses plus bas instincts.

— Bien. Passons. Monsieur Meunier, allez ! Monsieur l’IncroyablE puisque vous méritez ce titre je le crains, je commence à mieux comprendre votre propos et même votre démarche, mais pensez-vous qu’il soit véritablement nécessaire d’appeler au meurtre, pour reprendre les termes de la loi, même pour rire, que ce rire soit jaune, noir, ou juif, si j’ai bien compris, afin de dénoncer un génocide ?

— Ami-camarade président, tu commençais à m’être sympathique, sais-tu ? mais là, je suis au regret de t’apprendre amicalement que ta question est sordide d’inanité, tout comme ton humour d’ailleurs – laisse cela aux professionnels :

 

Interruption sanitaire

Ami lecteur, à l’instant même où l’IndispensablE s’apprêtait à recopier sur l’exemplaire définitif de ce roman la plaisanterie d’une rare finesse qui aurait dû achever sa phrase, son avocat qui lisait le manuscrit original par-dessus son épaule s’est écroulé à ses pieds victime d’une crise cardiaque, en expirant cette phrase énigmatique : « Non, Vaquette, celle-là, tu ne peux pas la mettre… » Que vouliez-vous alors qu’il fasse l’IndispensablE ? Il porta bien sûr secours au pauvre homme – vous auriez fait pareil – laissant à regret sa phrase en suspens : que les amateurs de bon goût me pardonnent (mais qu’ils se rassurent, pour mon avenir j’entends, mon avocat est sauvé).

Fin de l’interruption sanitaire

 

— Oui, ami-camarade président, faut-il donc désespérément t’expliquer de nouveau que c’est l’excès, le paradoxe, l’exagération, l’outrance, l’absence de mesure qui sont justement les moteurs de mon humour subtil et délicat, et que conséquemment il est absolument abusif, illégitime même, d’interpréter chacun de mes mots sans un minimum, que dis-je ? un maximum de distance.

 Ne fais pas comme Jasper l’IncroyablE que diantre : lis Bergson.

Admettons. Mais « Mort aux Juifs », vous y allez fort.

— Eh quoi ! Tu ne voulais tout de même pas que Jasper l’IncroyablE fît faible ? Oui c’est excessif, oui c’est provocateur, oui c’est signifiant, aussi, comme un tableau de Jérôme Bosch, une caricature de Molière, un livre de Sade (à la différence près tout de même, qu’eux ont désormais quitté l’art vivant pour pénétrer le cadre académique, ce qui les rend beaucoup plus difficilement censurables - mais patience, l’IncroyablE sera bientôt en Pléiade). Après tout, qu’ai-je inventé ? Plaît-il ? Tout ? Merci monsieur le président, j’ai su dès la première seconde quel homme de bon goût vous sembliez être. Sérieusement, oui, sérieusement, et j’aimerais rappeler cette cour à l’ordre, étendez votre regard, l’Europe se réveille après une nuit de quatre ans qui fut bien agitée, elle se réveille, et son lit est un immense charnier. Chaque jour, chaque minute, à cet instant même où vous assistez joyeux à mon happening festif, des hommes, des femmes, par milliers, par millions, meurent en d’atroces souffrances, souvent inutiles d’ailleurs puisque pas même filmées pour faire un snuff movie, et cela depuis la nuit du monde, et pour longtemps encore – et c’est moi que l’on dit excessif ? Oui ! c’est à moi que l’on dit que mes mots n’ont plus cours (cour ?), qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour, que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire, et qu’il ne sert à rien de prendre une carte du parti communiste, car après tout, nous avons fait des clairs de lune pour nos palais et nos statues, non ? la Chine s’est mise en commune, alors… Mais je m’égare. Oui, qu’ai-je fait de si terrible au final en écrivant sur une feuille quelques mots, quand d’autres violent, torturent, assassinent, et emmènent leurs enfants au McDonald’s à Millau ? Vous n’aimez pas les pitreries que profère Jasper l’IncroyablE avec grâce ? bouchez-vous les tympans, et vous ne l’entendrez plus, essayez donc les mains sur les oreilles d’intercepter une balle, tentez, lors de la projection à Nagasaki en plein air d’Hiroshima mon amour de demander à l’ouvreuse de sortir avant la scène finale, je prédis votre mort héroïque et certaine, mais soyez rassuré, Jasper l’IncroyablE fleurira votre tombe. Qu’a-t-il voulu dire, pardon, qu’a-t-il dit Jasper l’IncroyablE, mieux, qu’a-t-il prouvé, en écrivant « Mort aux Juifs », car là est votre question au final, et elle attend une solution qui l’est à l’égal, non ? Qu’il fallait tuer, ne serait-ce que brutaliser un seul Juif ? Évidemment non, et cessons de perdre mon temps précieux en des cabales pittoresques et infondées, cela est absolument entendu, nous sommes d’accord ? Non, il a dit : voyez, on peut manifestement tout dire (même si on n’en a pas toujours le droit), et le monde malgré cela tourne encore, intact, et pas une vie n’a cessé. La preuve est faite : tout dire n’est pas tout faire, c’est infiniment moins conséquent. Il a montré aussi, ou plus exactement dans votre mansuétude infinie en ce piteux instant, vous prouvez pour lui, que le pouvoir, et son bras armé la justice, condamne, enfin, inculpe dans un premier temps car Jasper l’IncroyablE sait rester optimiste, une parole déviante, quand il tolère, encourage même les crimes de ses scabreux séides scolopendres, un simple regard suspendu sur le siècle et la France vous certifiera sûrement l’absolue véracité de sa leste assertion (niqué Racine ! dans le cul tes serpents !). Si à cette heure je tue un Teuton, en mai 1988, un Kanak, en février 1991, un Irakien, en avril 1999, un Serbe – je cesse là, la liste exhaustive est outrageusement fastidieuse –, cela serait moins grave semble-t-il que de dire « Mort aux Juifs », au mauvais moment, à la mauvaise époque ? Vivre finalement ne serait qu’une affaire de calendrier ? Oui, Jasper l’IncroyablE fait en cet instant une expérience scientifique que ne désavouerait pas son ami-camarade avocat, une observation sociologique dont le but avoué est de vérifier la validité des principes libertaires que vous criez bien fort – trop fort pour être honnêtes, nous suggère la sagesse populaire – et qui devrait m’autoriser à chanter, car oui, l’IncroyablE, lui, ne crie pas, mais chante de sa voix aux mille éclats chatoyants, oui, qui devrait m’autoriser à chanter ce que bon me semble – attention, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, public chéri mon amour, nous sommes dans l’éprouvette, ami-camarade juge, tu es le révélateur, et, dans quelques instants, l’aboutissement de tant d’années d’efforts, seul, au fond du laboratoire de ma pensée alchimiste, va apparaître à vos yeux ébahis par tant de surnaturelle magie : je crains pourtant de découvrir parmi vous le résultat. Président, c’est à vous : musique !

— Monsieur Meunier, êtes-vous raciste ou antisémite ?

— Ami-camarade président, le Nègre pue, l’Arabe est voleur, le Juif est franc-maçon, et pourtant, je l’avoue, je ne suis absolument pas raciste, conséquemment nullement antisémite, à peine légèrement misogyne, mais je ne fais cet aveu que pour offrir à mon avocat l’occasion de m’interrompre par un interlude qui désespérément sonne comme une excuse lâche et tout à fait déplacée.

Interlude

C’est un lieu commun de dire qu’un misanthrope est celui qui aime trop les gens pour les supporter médiocres. Et si un misogyne était celui qui aime trop les hommes pour supporter qu’une moitié d’entre eux accepte avec tant de servilité, tant de faiblesse, tant de renoncement, le sort que lui réserve l’autre moitié ?

Fin de l’interlude

— Que pensez-vous du génocide juif ?

— Je vous l’ai dit déjà, Jasper l’IncroyablE le con­ damne sans laisser survivre la moindre ambiguïté ne serait-ce qu’à la marge de son discours.

— Je vous crois bien volontiers monsieur Meunier, mais j’en reviens à ma question. Était-il bien nécessaire d’écrire les mots « Mort aux Juifs » en cette période troublée ?

— Mais l’art monsieur est justement ce qui n’a pas prétention à l’utile, au nécessaire, et c’est pourquoi il est beau, il dépasse l’homme, il est divin dirais-je, métaphysique du moins. Quant à l’époque, ami-camarade président, balayons cela d’un revers de main. Il y a quelques mois, cela eût été une infamie, bien sûr, aujourd’hui, c’est un acte d’irrespect, d’insoumission, de résistance dirais-je pour complaire à mon orgueil, conséquemment, une dignité – ne confondons pas, voulez-vous, le Juif Süss de Veit Harlan de 1940, et l’adaptation de bon goût que réalisera dans soixante ans l’IncroyablE pour Marc Dorcel avec monsieur le procureur dans le rôle principal. Et puis, que la cour me permette d’emprunter une phrase à mon ami-camarade défenseur : « On ne peut pas dire il faut aller tout droit la tête haute, en avançant masqué par reptations et détours. » Comment dire l’horreur d’un génocide, d’une seule mort même, sans être à son tour excessif ? Disons, pour être juste, que Jasper l’IncroyablE a écrit « Mort aux Juifs », qu’un autre aussi talentueux – non, je plaisante, cela est impossible – aussi légitime du moins, pourrait exsuder les quelques glaires que lui inspire la folie meurtrière des hommes avec d’autres mots que ceux de l’IncroyablE, mais que celui qui tue, celui qui intente un procès ou le juge, celui enfin qui chante ici et maintenant « Il faut sauver les Juifs, un sac de riz sur l’épaule, en faisant la guerre en Bosnie, parce qu’aujourd’hui on n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir… » – Jasper l’IncroyablE ne trouve subitement pas la rime, envoie-la lui ami-camarade lecteur à florent-pagny@vaquette.org – tous ceux-là, et l’IncroyablE est peiné de devoir l’affirmer haut et fort, oui, fort, trop fort (le castor) : ceux-là ne sont et ne seront jamais des artistes, à peine de vrais bouffons. Oui ! un artiste a un unique devoir, et Jasper l’IncroyablE s’y dévoue depuis bientôt treize ans, et croyez-moi, croyez-le, il en eût fallu bien d’autres que quelques mauvais apôtres, que l’hiver ou la neige à mon cou, un jour, à Nantes, ou peut-être une nuit, oui ! l’artiste, le choucroutiste pour reprendre les mots de mon avocat que vous n’avez pas lu tant pis pour vous, a un unique devoir : bousculer formes et idées, secouer le monde, ne croire rien comme vrai, comme acquis, et dire enfin aux hommes, voilà, regardez, un autre possible est, une autre pensée, un autre quotidien, brise les bornes qui font de toi un esclave dont tu es le geôlier, le seul, l’unique même – applaudissements !

— Je doute de moins en moins de la sincérité de vos intentions monsieur Meunier ! mais les autres, y avez-vous songé ? Aux victimes, que vos paroles peuvent blesser ? À ceux qui pourraient mal vous comprendre, et se sentir encouragés en des penchants assassins ? En d’autres termes, a-t-on le droit de tout dire ? de rire de tout ?

— Le droit, ami-camarade président, c’est vous qui bientôt le direz à nous autres, innocentes victimes frappées sauvagement dans le dos par le bras armé de la justice et abasourdies par tant de magnanime grandeur – heureusement, la justice est aveugle et manque tout de même souvent sa cible pour peu que le prévenu coure précipitamment avec l’aide de quelques électeurs se réfugier dans un palais présidentiel du viiie arrondissement parisien dont nous tairons le nom par respect pour la Corrèze. Quant au droit moral, il ne regarde que ma conscience, je tends l’oreille, elle m’approuve, prête à me suivre jusque dans la mort – mais je plaisante, bien sûr, ou bien j’imite mon avocat qui gagne toujours à la fin. Que Jasper l’IncroyablE blesse des victimes, il le regrette vivement, sincèrement même, il le jure, puis, si vous ne le faites pas pour lui, il s’en excuse, il s’absout, car après tout, chaque jour depuis bientôt trente-neuf ans, l’humanité entière le blesse en retour – ce roman finalement n’a-t-il pas pour vocation, pour mission, d’en témoigner devant Vaquette, Dieu et les hommes (cherchez l’intrus – attention, il y a un piège) ? Quant à savoir qu’il puisse encourager quelques trisomiques assassins en leur pulsion morbide, cette pensée seule le plonge au cœur d’un dégoût si noir que l’âme de mon éditeur semble en comparaison d’une immaculée blancheur étrangère à tout désir mercantile.

Ajout

Ami branleur de banlieue qui sait lire – c’est une hypothèse d’école – qui porte le keffieh et qui baise des morues afin de trouver ton identité entre ton père algérien qui boit et ta mère portugaise qui fait les ménages, si tu utilises le titre de ce chapitre comme prétexte pour brûler un rabbin ou tabasser une synagogue, l’IndispensablE te prévient, deux fois : d’abord, il te désavoue pleinement, complètement, entièrement, totalement, intégrale-ment, absolument, nettement, clairement, résolument, indubitablement même, ensuite, avec quelques notables toulousains dont nous tairons les noms (vidéo amateur disponible sur simple demande à marc- dutroux@vaquette.org), il viole sauvagement ta petite sœur maghrébo-lusitanienne, car oui, Vaquette est xénophile.

Allons plus loin. Ami branleur de banlieue qui sait lire et qui, plus fort encore, sait écrire, si tu graffites sur les murs de ta cité « Mort aux Juifs » en signant Vaquette, outre que l’IndispensablE te désavoue de nouveau pleinement, complètement, entièrement, totalement, intégralement, absolument, nettement, clairement, résolument, indubitablement même, sache que tu es à ses yeux aussi trisomique que le premier censeur venu qui ne sait pas, ou qui feint d’ignorer, que des mots sortis de leur contexte peuvent aisément signifier le contraire de leur sens original.

Fin de l’ajout

— Alors, que faire ? Cesser ? Ne plus écrire ? ou bien alors que des mots sans excès, sans force ni pertinence, sûrs de ne blesser personne, certains aussi de n’être jamais une excuse ? Jasper l’IncroyablE doit-il ainsi sombrer dans le néant pour finir, comme un fou, comme un soldat, comme une star de cinéma, bruit de fond dans un supermarché ou sur les ondes d’une radio pour jeunes cons trisomiques ? Alors, il s’assied, oui, Jasper l’IncroyablE s’assoit, probablement plus lourd, plus triste que jamais, contemple le monde, cherche Justine, L’Âme de Napoléon, les mémoires de Lacenaire parmi ses livres, Saturne dévorant ses enfants sur ses murs, les disques de Vaquette ou les films de Mocky, d’Haneke, de Greenaway, de Lars von Trier sur ses étagères à présent absolument vides, et tout a disparu, tout ce à quoi il a dédié sa vie, et il pleure, sur lui-même d’évidence, mais sur le monde aussi, car que reste-t-il au monde, si ce n’est cela ? si ce n’est ses artistes ? Ses militaires peut-être ? Allez, monsieur le président, encore un effort, un peu de courage pour être républicain, c’est vous qui allez aujourd’hui dire si les livres de Sade doivent être brûlés, s’ils sont indispensables, finalement, ou bien s’ils peuvent être remplacés par ceux d’un insigne tâcheron dont tous les pouvoirs font l’élevage en batterie, tandis qu’on chasse à courre le gibier qui, lui, s’ébat en liberté dans les forêts de la pensée humaine – sous vos applaudissements s’il vous plaît.

— J’applaudis, j’applaudis votre parfaite défense monsieur l’IncroyablE. Quant à moi, vos explications me semblent absolument convaincantes. La cour vous ayant déjà largement entendu, suffisamment pour se forger une opinion du moins, je laisse la parole à monsieur l’avocat général.

— Merci monsieur le président, je ne la garderai pas longtemps, soyez-en certain. Que dire des propos du prévenu présentés sous une forme prétendument artistique bien commode ? Qu’ils sont inacceptables, simplement. Si la cour ne les condamne pas aujourd’hui, demain, c’est dix, c’est cent, c’est mille petits nazillons que vous verrez ressurgir et s’exprimer, qui sous couvert de littérature, qui arguant du droit à la satire, et la bête immonde renaîtra comme le Phenix de ses cendres.

— Alors, la troisième guerre mondiale sera proche, et Jasper l’IncroyablE portera, seul contre tous, la responsabilité de la mort de ce monde qui eût dû l’abattre en premier à dix pas comme il fut d’usage jadis dans les rues du Far West – reward : The IncrediblE Jasper, wanted dead or alive. Vous me flattez ami-camarade bientôt vainqueur du concours de tee-shirts mouillés de Palavas-les-Flots, oui ! j’ignorais que mes mots, que des mots, seuls, possèdent un tel pouvoir sur les hommes, merci, vous me rassurez, tenez, je vous embrasse.

— Monsieur Meunier, restez assis je vous prie. Monsieur le procureur, veuillez poursuivre.

— Oui monsieur, comme tout un chacun dans cette enceinte, je suis prêt à défendre la liberté d’expression, mais non, non monsieur, elle ne consiste pas à tout dire.

— C’est décidé, je t’embrasse, je t’épouse même, et tu vas t’en souvenir de ta nuit de noces avec Jasper l’IncroyablE – tu le sens bien mon gros code pénal ? Oui, ami-camarade président, je remercie monsieur l’avocat général de chercher aussi vaillamment à m’innocenter en m’opposant des arguments d’une si belle, d’une si rare intelligence. Ami-camarade honteusement victime d’un outing de la part de Jasper l’IncroyablE, tu es mûr, n’en doutons pas, pour remplacer dans quelque cinquante ans, …………… (ami lecteur, note ici le nom de ton animateur préféré, mais attention, rappelle-toi qu’un procès pour injure coûte le prix d’une petite voiture neuve) au panthéon de la trisomie télévisuelle. Oui ! lorsque tu auras fini d’affubler Jasper l’IncroyablE de la moustache seyante du premier Adolf venu, lorsque aussi tes clients t’en laisseront le loisir entre un fist-fucking et un gang-bang dans les toilettes du bal des pompiers, songe à l’inanité extrême, mieux, sidérale, de tes derniers propos, et le rouge de ta robe déteindra sur ton front. Si la liberté d’expression consiste à tout dire à la seule condition de dire exclusivement ce qui n’est pas interdit, ce qui n’ébranle – oh oui ! procureur ! – aucun pouvoir, alors, disons-le, Staline et Hitler sont les plus grands libertaires de l’histoire.

— Monsieur Meunier, je ne suis pas certain que tant d’excès servent votre cause.

— Merci monsieur le président. Cette attitude, autant que ces écrits, sont inacceptables, je le répète, et messieurs, nous ne devons pas les accepter. Mais je vous avais promis d’être bref, je vais l’être. La culpabilité du prévenu ayant été clairement établie, je réclame à son encontre une peine exemplaire pour appel au meurtre, diffamation, injure, et offense à l’autorité en temps de guerre. J’ajoute, à titre personnel, qu’il ne me semble pas que la France ait beaucoup à perdre de la disparition d’un tel individu, et des horreurs qu’il écrit.

— Monsieur l’avocat général, je vous laisse la responsabilité de vos jugements esthétiques et patriotiques. Quant à la culpabilité du prévenu, que lui reprochez-vous donc, Grand Dieu ! qui puisse bien mériter « une peine exemplaire », dites-vous, quand vous pensez la mort ? D’être un artiste dégénéré ?

Digression

J’avoue de nouveau, et puis, l’endroit est bien choisi pour une fois, cette réplique, je l’ai volée au président d’un des tribunaux qui jugea Costes pour racisme. Voilà, c’est dit, et ce magistrat doit en être légitimement fier (de sa réplique). Droit dans la face de l’avocat de l’une des parties civiles, à vivre en direct, c’était, comment dirais-je ?… vaquettien.

Fin de la digression

— Mais… monsieur le président, cet homme n’est pas un artiste, c’est un trublion arrogant dont l’État, par mon entremise, exige la mise au pas immédiate. J’ai d’ailleurs ici, afin de faire taire vos scrupules, une lettre signée du représentant, en exil à Londres, de la communauté juive de France. Il se déclare scandalisé par de tels propos, et réclame une sanction exemplaire. Vous comprendrez qu’en de telles circonstances, c’est le moins que nous puissions faire.

— Ami-camarade… procureur – je m’amende, vous voyez – ce monsieur a-t-il été élu avant guerre par ses coreligionnaires ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Parce que si oui, je proteste avec la plus vive énergie, ce monsieur, il me semble, a vu sa légitimité partir en fumée. Voyez, monsieur le président, là, Jasper l’IncroyablE est effectivement à la limite du bon goût, il l’avoue avec grâce (déjà que le Juif Süss…). D’ailleurs, vieille antienne populaire, faute avouée, faute à moitié pardonnée, on ne me coupera que les ailes – et la tête ? non, pas la tête. Mais halte-là ami-camarade justicier, et venons-en au cœur de cette missive comme la main d’un honnête homme va droit au cul de madame le procureur – ne dites rien, je sais – puis-je la lire ?

— Monsieur le procureur, tendez votre lettre au prévenu.

Il. Jasper l’IncroyablE la parcourt, attentivement :

— Ce monsieur n’a aucun humour, aucun respect pour l’art, il réclame l’enfermement de ceux qui ne sont pas comme lui, pourquoi pas dans des camps ? Ma conclusion est limpide : shmock ! il ne mérite pas d’être juif. Ami-camarade président, puisqu’il semble que cela soit le jeu auquel tout un chacun se livre en cette procédurière bâtisse, je demande son inculpation pour demande d’inculpation abusive, ainsi que la condamnation des drag-queens présentes pour défaut de rasage – Jasper l’IncroyablE a parlé, sous une tempête d’applaudissements… Beaucoup plus fort que ça, merci.

Le juge rit, Vaquette rit, le procureur tonne, les deux assesseurs avec lui. C’est alors que le préfet Pipard sort de sa réserve, se dresse, et calmement déclare :

— Cessez. S’il vous plaît. Tous. Cela n’a aucune importance. Passons aux choses sérieuses. Immédiatement.