Chapitre 56
:
La dernière incarnation de D’Astignac

Flash-back

Flash-back.

La veille, à cent kilomètres de là, dans une caserne de l’armée française. Au deuxième étage, le bureau du colonel qui commande le camp, trois militaires :

— Capitaine Legrand, capitaine Majakovic, je vous ai demandé de me rejoindre ici pour vous parler du colonel Vaquette. Vous savez l’estime que je lui porte, n’est-ce pas ? « La clairvoyance est le seul vice qui rende libre, libre dans un désert » – Cioran. Je suis ici à titre purement privé, soyez-en bien sûrs, par amitié pour vous, et pour Vaquette, j’allais dire Tristan – je suis d’ailleurs certain que vous n’en doutez pas. Le colonel a été arrêté et inculpé pour des motifs extrêmement graves, comme nous pouvions tous le redouter tant il dirigeait exclusivement son énergie ces derniers temps, ne l’avons-nous pas constaté ? à illustrer Saint-Simon : « Mon estime pour moi-même a toujours augmenté dans la mesure du tort que je faisais à ma réputation », ou Kafka : « Dans le combat entre le monde et toi, seconde le monde. » Il a fini par le seconder tant et si bien qu’il va être probablement condamné demain par un tribunal d’exception, et ce, malgré toutes les démarches auxquelles j’ai pu m’essayer pour le tirer de ce faux pas, une fois encore, et vous pouvez me faire confiance, je n’ai pas ménagé ma peine. Eh bien, malgré cela, malgré tous mes efforts, malgré tout mon pouvoir aussi, je n’ai rien réussi à obtenir des autorités responsables, il a manifestement fini par achever la patience de chacun. Je suis profondément peiné de cet état de fait, vous aussi bien sûr, nul moins que moi ne l’ignore, mais ce que je sais aussi, et que nous devons admettre, c’est qu’il a cherché, voulu cela, comprenez-moi, je veux dire, pour bien le connaître, qu’il ne doit pas en être trop fâché. Après tout, il ne désirait plus qu’une belle fin, pour reprendre ses mots, seul contre tous, et, vous me l’aviez d’ailleurs confié à plusieurs reprises, ces derniers temps, il était devenu… « bizarre ». Après tout, et c’est sur ces paroles que j’aimerais conclure, il a trouvé ce qu’il cherchait, tant mieux pour lui, non ?

— Général, êtes-vous en train de nous dire que Tristan risque la mort ?

— Je le crains fort, capitaine. En cette époque troublée, de tels tribunaux font rarement dans la demi-mesure. J’ai personnellement par avance demandé sa grâce au « Général », il n’a pas même voulu m’écouter, et cela est plus qu’un mauvais signe. Rassurons-nous tout de même, avec lui, tout est possible, « Je gagne toujours à la fin » ne semblait-elle pas être sa devise ?

— Général, qu’a-t-il donc bien pu faire, et que je puisse imaginer, qui lui vaudrait une telle peine ? Son caractère peut paraître insupportable à certains, tant pis pour eux, mais sa fidélité à notre cause a toujours été entière, son patriotisme même, malgré une forme brutale, a su rester indéfectible et héroïque dans l’action, car après tout, c’est par ses actes que l’on juge un homme général, l’oubliez-vous ?

— Vous me peinez Artémise. Je suis aussi affecté que vous pouvez l’être par cette tragique nouvelle. Terriblement affecté. Je n’oublie rien, soyez-en certaine, et probablement serait-il déplacé en cet instant de vous faire le conte – non, ce n’est pas une faute d’orthographe – des démarches sans succès que j’ai entreprises pour le couvrir envers et contre tous, mais, à force de se voir, de se vouloir même des ennemis partout, à chaque instant, de se rêver seul contre tous je vous disais, il a fini par basculer, et par rejoindre l’ennemi – oui, capitaines, j’ai bien dit rejoindre l’ennemi. Soyez certains que, humainement du moins, il m’est douloureux de blâmer celui qui, en quelques mois, était devenu comme mon fils. Je pense, qu’enfermé dans son système de pensée, il a dû glisser peu à peu, sincèrement, peut-être naïvement, encore que c’est une arme dont il abusait avec beaucoup trop d’intelligence pour qu’elle ne nous apparaisse pas suspecte, à nous qui le connaissions tant. Cela dit, le général que je suis ne peut cautionner une telle faute, et le mot faute, soyez-en certains, est terriblement léger. Écoutez-moi capitaines, je conçois qu’une telle nouvelle vous affecte profondément, mais vous devez absolument comprendre qu’à présent, on ne peut plus rien pour lui, tout juste nous reste-t-il à éviter que son crime ne rejaillisse sur l’un de nous. Oui, nous l’avons aimé, et, quant à moi, cette affection ne mourra pas avec lui. Cela dit, il est temps aujourd’hui de se plier à la réalité, une réalité certes bien cruelle, de respecter par-delà tout sa décision, puisque, je le répète, c’est par sa seule volonté, lucidement, rendons-lui cet hommage, qu’il en est là aujourd’hui. De grâce, ne nous laissons pas entraîner dans la voie erronée qu’il a choisie, au fond du précipice dans lequel il s’est jeté, délibérément, inconsidérément, je veux dire, sans considération pour nous, aussi pour s’étourdir dans ses chimères. Oui, comme vous, j’aurais préféré le voir succomber, peut-être, mais à nos côtés, sous une balle allemande, plutôt que de le savoir tombé sous une salve française – alea jacta est ! Je vais vous laisser à présent avec monsieur le préfet Pipard qui vous présentera à chacun un document à signer. Faites cela, signez-le, comme moi, pour votre honneur, pour celui de l’armée, pour celui de la France, pour notre intérêt commun. Dites-vous bien, pour faire taire d’éventuels scrupules qui n’ont pas raison d’être, que vous ne pouvez plus rien pour lui, si ce n’est lier votre sort au sien, ce que je regretterais par-delà tout, ce que personne ne souhaite, pas même lui, j’en suis certain. Dites-vous surtout qu’à cet instant, il doit être heureux, comme le marquis de Sade lorsqu’on le brûla en effigie, et qu’il s’écria : « Me voilà au point où je me voulais, me voilà couvert d’opprobre et d’infamie », probablement joyeux aussi, serein, pensant à un auteur que nous avions coutume d’évoquer ensemble, Henri de Montherlant : « Après tout, ce n’est que moi qui meurs » – vous saviez son élégance pour ces choses. Voilà capitaines, la peine restera en nos cœurs, mais la lutte continue, c’est le plus bel hommage que nous pouvons lui rendre.

Il sort, Stéphane entre, accompagné de deux gardes armés à la carrure passablement imposante.

Ajout

La citation de Sade en totalité : « Tout le monde sait l’histoire du Marquis de S*** qui, dès qu’on lui apprit la sentence qui le brûlait en effigie, sortit son vit de sa culotte et s’écria : “Foutredieu ! me voilà au point où je me voulais, me voilà couvert d’opprobre et d’infamie ; laissez-moi, laissez-moi, il faut que je décharge !” Et il le fit au même instant. »