Chapitre 57
:
Apostasie

— Capitaines. Le général d’Astignac vous a exposé la situation. Je pense. Dans les grandes lignes. Il y a trois possibilités. La première. Vous témoignez à charge. Contre Vaquette. Le colonel Vaquette. Votre promotion est assurée. Immédiatement. Durablement. Je m’y engage. Vous ne le regretterez pas. Alors ?

— J’vais te péter la gueule enculé. J’vais te kicker jusqu’à c’que t’aies le cerveau qui te sorte par le nez. J’vais t’tuer connard.

Stéphane recule, de deux pas. Les gardes avancent, matraque à la main.

— La colère est mauvaise conseillère. La tentative serait vouée à l’échec. Elle n’arrangerait rien. Pour lui. Pour toi non plus. Bien sûr. Vous déclinez ma proposition ? C’est ça ? Je m’y attendais. Deuxième possibilité. Voici un texte. Bref. Je, soussigné(e), vos nom, prénom, capitaine de libération de l’armée nationale, déclare ne pas souhaiter témoigner en faveur du colonel Vaquette Tristan-Edern, accusé de haute trahison. Recopiez-le. Datez. Signez. C’est tout. C’est neutre. Vous ne le trahissez pas. Vous le laissez à son sort. Simplement. C’est son problème. Après tout. Plus le vôtre. Vous l’avez aidé. Déjà. Beaucoup. Vous ne lui devez rien. Pas la vie. Surtout pas. Il est allé trop loin. Beaucoup trop loin. Vous ne pouvez rien faire. Plus rien faire. Vous n’avez pas le choix. Tenez. Regardez. Le général d’Astignac a signé. Ce même document. Déjà. Faites comme lui. N’hésitez pas.

— C’est quoi la troisième possibilité fils de pute ?

— Les insultes ne serviront à rien. À rien. Enfin… La troisième possibilité ? N’en parlons pas.

— Si, si, parle. T’as l’habitude, non ? Crache connard !

— Elle est inutile. Vouée à l’échec. Perdue d’avance. Vous ne l’aiderez pas. D’aucune manière. La vie militaire est dangereuse. Un accident vite arrivé. Je vous l’ai dit. Mieux vaut ne pas en parler. Au mieux vous seriez condamnés. Avec lui. Ridicule. Triste fin. Votre carrière s’annonce brillante. Songez-y. Vous n’avez pas le choix. Absolument aucun.

— J’aurais dû te tuer bordel, dix fois, j’aurais dû le faire, quel con ! C’est dégueulasse. T’es vraiment un pourri, une belle ordure.

— Admettons. Ce qui n’est pas fait n’est plus à faire. Les regrets ne servent à rien. Les temps ont changé. La force brutale ne triomphe plus. Tu vas l’apprendre. À tes dépens. Te voilà de retour à la civilisation. La société police les rapports humains. Exclut la violence physique. Tant mieux. La loi protège les plus faibles. Signe. Tu ne t’en tires pas trop mal. Je pourrais t’en vouloir. Te faire payer. Signe. Et c’est fini. Pour toi.

Stéphane pose sur le bureau une feuille vierge, un stylo, le modèle, s’éloigne de quelques pas, se tourne vers la fenêtre, regarde au loin, immobile. Une minute passe, puis Bixente baisse les yeux, s’approche du bureau, saisit le stylo, la feuille, et commence à écrire.

— Bixente ! tu ne vas pas faire cela ? Tu es fou ?

Il s’énerve :

— On n’a pas le choix. Tu comprends pas ? On n’a pas le choix !

— Bixente !

— Quoi ? Tu crois que j’suis fier de ce que je fais ? Oui, c’est dégueulasse. Et après ? On n’y est pour rien. On n’y peut rien. Les ordures c’est pas nous. Puis il avait qu’à pas se foutre dans la merde, bordel. À force d’à force, ça devait arriver. Je suis désolé. Je regrette.

— Bixente ! Je t’interdis de faire cela.

Il recopie, vite, sans lever les yeux, date, signe, jette violemment le stylo dans le dos de Stéphane – « Tu l’as ton papier, enculé » – et se dirige vers la porte, les yeux toujours baissés :

— Pardon Artémise, excuse-moi.

Il sort.

Stéphane ramasse le stylo, jette un long coup d’œil sur la feuille, a l’air satisfait, regarde droit dans les yeux le capitaine Legrand :

— À nous deux. Maintenant. Ne sois pas ridicule. Regarde le général d’Astignac. Le capitaine Majakovic. Ils ont signé. Pas de gaieté de cœur. Non. Pas fiers d’eux. Non. Ils ont compris. Simplement. Qu’ils n’avaient pas le choix. Signe.

À son tour, il lui tend le stylo, le modèle, une feuille vierge.

— Je demande vingt-quatre heures de réflexion.

— Je ne peux pas. Désolé. Quel dommage. Vous partez en mission. Dans deux heures. Vous serez au secret. Votre nouveau responsable d’unité a des ordres. Stricts. Tu vois. Tu ne peux rien. Ne réfléchis pas trop. Signe.

— Non.

— Bien. Je te donne une heure. Pas plus. Un garde restera avec toi. Dans ce bureau. Un autre sera à l’extérieur. Derrière la porte. Tu ne peux rien faire. Je reviendrai. Dans une heure. Et tu auras signé. C’est un conseil. Pense à toi. Lui, il est déjà perdu. De toutes façons. Comprends-le bien.

Il sort, suivi par l’un des gardes.