Chapitre 60
:
Vaquette, Chevalier Blanc

Mon procès se poursuit par un long monologue de Stéphane parfois entrecoupé de quelques mots du président m’invitant à répondr

Mon procès se poursuit par un long monologue de Stéphane parfois entrecoupé de quelques mots du président m’invitant à répondre à ses questions, ce que je fais en acquiesçant d’un vague signe de tête. Tout cela est une suite de faits avérés, parfois sortis de leurs contextes, de suppositions, bien sûr erronées, mais crédibles, de mensonges dont Stéphane est le seul témoin présent. Après tout, c’est la parole d’un héros de la Résistance au dossier militaire exemplaire, contre celle d’un colonel, certes, certes couvert de médailles, mais ayant volontairement abandonné l’armée, n’ayant participé à aucun combat depuis, si ce n’est contre des résistants français, et qui, enfin, a enlevé à la justice les chefs de la milice et de la Gestapo (ceux-là même, qui, plus tôt, l’avaient relâché vivant de façon tout à fait inexplicable) avant que ceux-ci ne succombent, en sa seule présence, de deux balles tirées par son arme. Ajoutez à cela que je suis seul, bien sûr, quand Stéphane accumule les déclarations sur l’honneur de témoins, depuis ceux présents lors de notre altercation à l’ambassade de France à Londres, jusqu’à ceux ayant assisté à celle de la kommandantur, en passant par le colonel commandant notre camp de formation en Angleterre, ou par M. Legrand, en personne, sans compter, évidemment, les témoins de moralité nombreux prêts à jurer quel combattant, quel résistant exemplaire il fut. Que pourrais-je arguer pour ma défense ? Nier ma désertion, puisque c’est le terme qu’il s’entête à utiliser ? le caractère extraordinaire de ma libération ? les circonstances de la mort de Maillard et du Doktor Ickx ? Tout cela est vrai, finalement, surtout aisément vérifiable. Tenter d’expliquer, de justifier, tant ? ça fait beaucoup tout de même. Confondre Stéphane en pénétrant dans les détails de son opération supposée contre le centre de recherche balistique allemand ? Il est si bien détruit qu’il peut bien raconter n’importe quelle histoire, elle ne sera pas moins crédible que la vraie, la mienne, et toute son accusation repose justement sur le fait que je suis un imposteur, pratiquement un mythomane.

Digression

C’est vulgaire comme méthode. Je veux dire, commun, banal. Après tout, Mitterrand a bien justifié une grande partie de ses actes par les mots « gauche » et « morale », les militaires parlent de guerre propre, la télé de mieux-disant culturel, Libération ou Nova d’underground, Le Pen de l’honneur de la France, Télérama, même, d’audace, jusqu’aux branleurs de banlieue dont la seule relation sociale est l’insulte («  Excuse-moi, t’aurais pas l’heure, s’il te plaît ? » ; « Nique ta mère, pourquoi tu m’parles enculé ») et qui ponctuent chacune de leurs phrases par : « Respect. »

Fin de la digression

Quant à répéter qu’il n’y a finalement aucune preuve contre moi, c’est sous-entendre ma culpabilité, et espérer un acquittement de pure procédure, ce qui est tout à fait illusoire en pareilles circonstances. Ah ! je suis distrait, bien sûr, il reste une ultime solution, le duel de justice, comme au Moyen Âge, Dieu, dans son infinie sagesse, donnant la victoire au Chevalier blanc. Non, je ne prononce pas un mot, parce qu’il n’y a rien à dire, ou alors tant, probablement trop, essentiellement parce qu’à l’instant où le désir de lutte eût dû être le plus fort, il m’abandonne tout à fait. Oui, Stéphane m’a mis à terre, ko, d’un coup bas certes, porté par-derrière, mais finalement, seul le résultat compte – j’entends pour lui.

Le préfet Pipard achève son réquisitoire, exige ma condamnation immédiate pour haute trahison, ma dégradation bien sûr, la déchéance de tous mes titres, la perte de mes décorations françaises – pour l’honneur de l’armée, ajoute-t-il – et mon exécution militaire à l’aube, dès le lendemain. Je décline d’un geste de la main l’offre d’assurer ma plaidoirie, Jasper l’IncroyablE tente d’intervenir, d’obtenir au moins un délai, le président m’exhorte à me défendre :

— Colonel ! Vous ne pouvez pas vous laisser condamner ainsi sans un mot, dites quelque chose !

Alors, de nouveau pour me faire rire, tout seul, je dis effectivement quelque chose :

— Je suis français, je ne parlerai pas.

— Bien. Je mets donc le jugement en délibéré.

— Vous avez un quart d’heure. Pas plus.

— Monsieur le préfet, j’ai le temps qu’exige la justice, il est infiniment plus long que celui de la vengeance.

— Un quart d’heure. Pas plus.

Le président et les deux assesseurs sortent, six gardes armés m’entourent, le procureur me regarde, satisfait, Jasper l’IncroyablE blêmit, atrocement : mourir pour un livre, passe encore, pour Vaquette, c’est infiniment moins acceptable – moi, je crois que je ne souris pas. Stéphane, fuyant mon regard, plonge dans des documents comme s’ils étaient de la plus haute importance. Enfin sorti de sa forêt profonde, il goûte à son tour, de sa toute petite âme, au charme de ce vol privé affrété par l’État qui l’emmène vers la plage, les cocotiers, qu’importe si le béton fleurit sur la côte, si, à deux pas, les égouts se jettent dans la mer.

Dix minutes plus tard, les trois juges sont de retour :

— Par deux voix pour et une abstention, la cour déclare le colonel Vaquette Tristan-Edern coupable de haute trahison. En conséquence, elle le condamne à être dégradé, déchu et privé de tous ses titres et décorations militaires français, avant d’être passé par les armes. L’exécution est ordonnée demain matin, à l’aube.

— Monsieur le président ?

— Oui colonel ? Un dernier mot peut-être ? Je crains un peu tard.

— Il n’y a pas d’heure pour les braves, président – je plaisante. Je demande à la cour, à défaut de rhum, comme ultime volonté, de pouvoir plaider pour mon client, jusqu’à son acquittement, j’espère.