Chapitre 61
:
Vaquette, héros solitaire

Ajout

Ajout

Le titre, bien sûr, je l’ai volé à Costes, tout comme la plaidoirie qui va suivre d’ailleurs. Je veux dire, qu’elle est grandement inspirée d’une lettre de soutien que j’avais rédigée à l’occasion de l’un de ses nombreux procès.

Fin de l’ajout

Malgré les protestations du procureur, des assesseurs, du préfet, le président prend la parole :

— À défaut de décoration militaire, nous obtiendrons peut-être une place dans le Guinness book des records pour cette audience si particulière. J’accède à votre demande, achevons le procès de M. Meunier dont vous continuerez à assurer la défense, avec j’espère plus de bonne volonté et de réussite que la vôtre. Monsieur Vaquette, la parole est à vous.

— Colonel Vaquette, pour quelques heures encore… Monsieur le président, monsieur l’avocat général, monsieur le préfet, lieutenant-colonel, adjudant-chef, non, Jasper l’IncroyablE n’est pas raciste, mais cette affirmation n’a pas sa place ici, sauf à ressusciter une police de la pensée que l’on espère défunte. C’est son propos artistique seul qui nous intéresse, et, lui, lui n’est pas raciste, d’aucune manière, et sans ambiguïté, il me semble que nous l’avons clairement établi lors de cette audience. Certes, Jasper l’IncroyablE a pu, ici ou là, au détour d’un texte ou d’un autre, appeler à l’extermination massive des Arabes et des Juifs. Quel sectarisme, quelle inculture faut-il pour prendre ces propos au premier degré ? Cette forme artistique n’est pourtant pas nouvelle, elle s’appelle provocation, ou simplement, comme il a pu nous l’expliquer, humour (exemple pédagogique : Non ! Jasper l’IncroyablE n’est pas antisémite. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez l’envoyer brûler dans les camps avec les Juifs, il sent le gaz ? – rires !). Faut-il rappeler la longue liste de ses illustres prédécesseurs, de Molière à Reiser, qui, aujourd’hui, conformisme intellectuel oblige, sont adulés par tous ? Faut-il expliquer que tout dire n’est pas tout faire, et qu’il ne suffit pas de chanter « Mort aux Juifs » pour ensuite, sans vergogne, distraitement j’allais dire, lorsque l’hiver se fait rude, remplacer dans le poêle le bois de chauffage par le Juif ? Faut-il rappeler que les artistes les plus violents sont souvent les personnes les plus morales, et que c’est par désespoir, par pudeur, pour exorciser le dégoût d’un monde à eux insupportable qu’ils disent les pires horreurs, pour reprendre les mots de monsieur l’avocat général ? Faut-il répéter que ceux, trop rares, qui, comme Jasper l’IncroyablE, sont « contre tout, contre tous, et tout le temps », pour le citer, ont toujours été les premiers embastillés, les premiers dans les camps, et n’ont eu que rarement l’occasion (eux) de se retrouver, par la suite, du côté des bourreaux ? et, qu’en revanche, ceux qui, « de bonne foi toujours dans le bon camp » (je le cite de nouveau), le traînent aujourd’hui devant les tribunaux, condamnaient les « terroristes » il y a quatre ans, les collaborateurs aujourd’hui, et Sade, sa vie durant, avant de l’éditer aujourd’hui, ou demain, en Pléiade ? Faut-il ajouter que cette violence des mots n’est jamais gratuite, mais que, comme Jasper l’IncroyablE s’en est expliqué, elle répond en écho à la violence des actes, des actes des hommes, et que là est la mission de l’artiste ? Comment dire « On peut tout faire ici-bas, jusqu’aux plus révoltantes bassesses, à la condition expresse et impérative de ne pas commettre le plus grand crime, l’hérésie la plus folle : tout dire, en ne disant pas tout ? Comment dire l’ennemi est justement le “dire moins”, en disant moins, sans pour autant sombrer soi-même dans l’imposture ? » Faut-il enfin, après m’être à l’instant cité, répéter, de nouveau, les écrits de mon client : « Il n’y a que deux types d’hommes quels que soient les partis, ceux, trop rares, qui sont contre tout, contre tous, et tout le temps, et les autres qui de bonne foi sont toujours dans le bon camp » ? Cette phrase seule devrait le faire acquitter, va-t-elle le condamner ? Monsieur le président, à cet instant de ma plaidoirie, j’avais rédigé un passage dont j’étais assez fier et qui semble à présent anachronique, déplacé, j’espère d’ailleurs qu’il ne sera pas a contrario prophétique, je vous le livre tout de même, en espérant qu’il distraira la cour : si vous condamnez aujourd’hui Jasper l’IncroyablE, alors, demain, c’est moi, et avec moi l’esprit de résistance, que vous mènerez au poteau. Monsieur le président, j’ai lutté durant quatre ans, les armes à la main, j’ai été torturé, sans parler, pour des idées, des valeurs, que cette cour est censée aujourd’hui incarner. Je crois que la liberté est le bien le plus précieux de l’homme, de l’humanité. Je crois que la liberté d’expression ne doit jamais souffrir d’aucune limite ni d’aucune restriction. Je crois même que, si les propos de Jasper l’IncroyablE étaient ouvertement racistes, la dignité de celui qui croit en la liberté, et en sa forme sociale, l’État de droit, est d’honnir toute censure, certain que la phrase de l’imposture – vous n’avez pas lu le début de ce roman, monsieur le président ? –, de tous les reniements, est celle-ci : la fin justifie les moyens – quelle hérésie ! Mettez donc un préfet Pipard, ou un militant antiraciste, catholique, féministe, d’extrême droite ou de n’importe quelle autre ligue de vertu moderne derrière chaque citoyen, et vous aurez gagné : le fascisme aura enfin vaincu. On sait, ou on devrait savoir, qui fait de l’autodafé et de la censure un mode de gouvernement. On sait, ou on devrait savoir, qui prône l’asservissement de tous à la pensée unique, et l’enfermement des déviants. On sait, ou on devrait savoir aussi, que c’est en provoquant, en semant le doute, mère de la réflexion, qu’on prépare le mieux les esprits à lutter contre la bêtise, mère du racisme, de l’intolérance, de tous les sectarismes. C’est pourquoi, monsieur le président, je demande à la cour, à moins qu’elle ne veuille assumer une infamie, je veux dire, un reniement de tous les principes qui la légitiment, la relaxe pure et simple pour mon client, en lui rappelant également qu’il a résisté, à sa manière, celle qui l’a aujourd’hui rendu insupportable à monsieur l’avocat général, en affichant un irrespect absolu envers les autorités en place dès 1940. Quant aux accusations de complicité de tentative de meurtre et de haute trahison, si quelqu’un ici est dupe de ma condamnation, je lui rappelle qu’au plus grave, le prévenu n’a jamais fait qu’assommer un homme dont il ignorait l’identité, la fonction et les intentions, et qui le menaçait d’une arme, chez lui, de nuit, à l’intérieur de son propre domicile : on ne tue pas les gens pour ça tout de même ! Stéphane, regarde-moi. Tu as gagné, tu as eu ma peau, c’est ce que tu désirais plus que tout, non ? Je vais mourir Stéphane, et tu sais comme moi que le sort de Jasper l’IncroyablE t’est absolument indifférent. Fais un geste, de classe, tu vas voir, ça fait du bien. Soulage ta conscience du moins, exige son acquittement.

— …

— Stéphane ?

— …

Et là, je bluffe, comme dirait Jasper l’IncroyablE. Il ajouterait (avec plus de mots, probablement) : « Ne pas dire à mon adversaire si j’ai une paire de deux ou bien un carré d’as, ce n’est tout de même pas la même chose que de dissimuler des cartes dans ma manche » – après tout, la fin justifie les moyens. Non ?

— Stéphane, tu ne voudrais pas que me reviennent brutalement en mémoire des choses qu’auraient pu me confier le Doktor Ickx avant sa mort ? des choses accompagnées de quelques documents bien cachés ? Acquitte-le Stéphane, et dès demain matin, tu pourras cracher sur ma tombe, et passer d’ici là une bien meilleure nuit, crois-moi.

Un ange passe, peut-être est-il déchu, peut-être porte-t-il la lumière, puis le préfet Pipard se penche vers le procureur, échange avec lui quelques mots à voix basse, avant que ce dernier ne prenne la parole :

— Monsieur le président, par magnanimité et par souci de montrer son attachement aux choses de l’art, le ministère public abandonne les charges de complicité de tentative de meurtre et de haute trahison envers le prévenu, à l’exception toutefois des autres faits qui lui sont reprochés.

Le président, accompagné de ses deux assesseurs, sort à nouveau, tout juste quelques minutes, avant de réapparaître pour livrer le verdict :

— Par deux voix pour et une voix en faveur de la relaxe, le prévenu est reconnu coupable des délits d’appel au meurtre, de diffamation, d’injure, et d’offense à l’autorité. En conséquence, il est condamné à un an de prison dont dix mois avec sursis, ainsi qu’à la déchéance de ses droits civiques pour une durée de cinq ans. Monsieur Meunier, il n’eût tenu qu’à moi, vous étiez libre dès cet instant, néanmoins, vous serez sorti avant un mois pour peu que vous vous montriez a minima conciliant avec l’administration pénitentiaire. Je crois que vous pouvez remercier vivement votre avocat. Gardes, accompagnez les condamnés en cellule. L’audience est levée.

— Merci… maître. Je peux faire quelque chose ?

— Soignez ma légende. Dans vingt ans, elle triomphera de tout, de tous, et ma gloire balaiera d’un seul de ses rayons un Pipard vieillissant. Et puis, songez à vous, quel merveilleux héros de roman je vais être, tenez ! j’ai même le titre, déjà : Je gagne toujours à la fin.