Chapitre 67
:
Je gagne toujours à la fin

Appelons cela un apogée : que reste-t-il, après

Appelons cela un apogée : que reste-t-il, après ? Le déclin : la vie sous les cocotiers, ou le retour dans la forêt profonde. Si le bonheur c’est de tendre vers un but, probablement aussi de goûter un temps à la métamorphose de ce but en achèvement, que reste-t-il après, si ce n’est la terreur, la peur de moins aimer celui que je pourrais être ?

J’ai peur de devenir vieux, peut-être chauve, sûrement gros, les pectoraux tombés en graisse, passant mes heures à geindre, me tassant d’année en année.

J’ai peur de finir abonné à Télérama, de ne plus goûter le sordide de Baise-moi, des films de Gaspar Noé, des pièces de Tilly, des disques des Cadavres, le décriant peut-être, pire, le balayant d’un sourire, d’un revers de main blasé. Non, ce n’est pas ça. J’ai peur de toujours aimer Les Cadavres, Tilly, Gaspar Noé, de raconter aux jeunes, comme je dirai alors, les héroïques concerts des Bérus ou des Wampas de mon passé défunt, mais tout à fait étranger à ce qui se fera alors.

J’ai peur d’encore chanter Mort aux Juifs quand la Palestine sera devenue un état indépendant, militariste, islamiste, réactionnaire et policier, Vive Le Pen quand Mégret sera mort, Un amour perdu quand Hitler =””aura cessé d’être interdit. J’ai peur de finir rédacteur en chef de Charlie Hebdo, pire, d’un Charlie Hebdo vingt ans encore plus vieux, avec pour seule consolation d’avoir enfin révélé Martin et Faujour.

J’ai peur de perdre le goût du jeu, de regarder un matin le monde, et que tout cela ne m’amuse plus, peur de sombrer dans un ennui terrible.

J’ai peur de devenir prudent, raisonnable – ne riez pas. Je sens imperceptiblement certains jours que pourrait s’insinuer en moi, hors de toute volonté, contre elle, même, cet engrenage du confort auquel on n’échappe plus. J’ai tant à perdre. Tout ce que j’ai fait de bien dans ma vie, tout ce qui l’a construite, tout ce qui m’a apporté du bonheur, de la joie même, je le dois à l’imprudence.

J’ai peur de devenir dur, plus encore. De l’enfant, de l’adolescent que j’étais, j’ai gardé l’essentiel : la grâce du « non ». Sur ce don, cette âme, j’ai su construire un outil, un corps magnifique. Ma raison, ma volonté ont domestiqué mon enthousiasme, ma fraîcheur, le fond de mon caractère bravache, potache aussi, pour les diriger plus justement contre tous, pour moi. Mais si leur ascendant continue de grandir, jusqu’à les asservir, qui serai-je demain ? Un être fort, bien sûr, plus fort encore, mais dont la morale se relâche au profit de son strict intérêt, un cynique bientôt, pourquoi pas un aigri ?

J’ai peur, au contact du monde, du temps, par lassitude, justement parce que ça ne m’amuse plus, de perdre mon courage, mon exigence, mon goût de l’absolu, mon désir de lutte, ma foi.

J’ai peur de mentir.

J’ai peur de réaliser la prophétie du Doktor Ickx, de gagner toujours à la fin, pour de vrai, de rejoindre le camp des vainqueurs, sans même me renier, simplement parce que ma place est là.

J’ai peur surtout que toute ma puissance ne devienne naturellement du pouvoir, pour me protéger des autres d’abord, puis par un restant de désir de jeu, un désir perverti. J’ai peur que, bientôt, deux apparentes légitimités s’affrontent, et qu’il n’y ait ni bon, ni méchants, ni justice, simplement un vainqueur, moi, toujours, et des victimes. Il y a un ennemi, c’est le pouvoir, que ce soit celui d’un État, d’un groupe ou d’un individu, qu’il s’exerce en haut ou en bas de l’échelle sociale, qu’il soit donné par une supériorité physique, intellectuelle ou culturelle, par une arme, l’argent, la loi, le nombre, la hiérarchie, les préjugés, ou les relations humaines, sentimentales. Et pourtant, le pouvoir, jamais, jamais je ne l’aurais abandonné, n’ayant pas l’âme d’un résigné, d’une victime.

Oui, finalement, vieillir pour moi, c’eût été me condamner sûrement à être moins admirable, moins joli à mes yeux.